Une nouvelle adaptation du roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary sort ce mercredi 4 novembre 2015 sur les écrans. L’occasion de redécouvrir la première critique parue dans les colonnes du Figaro en juin 1857.
Le roman Madame Bovary est marqué par le scandale. Publié dans La Revue de Paris, revue littéraire prestigieuse , en six feuilletons d’octobre à décembre 1856, le premier roman de Gustave Flaubert choque la bourgeoisie bien pensante. Après plusieurs plaintes de lecteurs, et craignant un procès, le rédacteur en chef Léon Laurent-Pichat s’autorise quelques censures, sans l’accord de Flaubert, furieux. Mais c’est surtout l’indignation des milieux littéraires et politiques qui aboutit, en janvier 1857, au dépôt d’une plainte par la Direction de la sûreté.
Le 29 janvier 1857, Gustave Flaubert comparaît devant le Tribunal correctionnel de Paris. Sur le banc des accusés, on trouve également, le gérant de La Revue de Paris et l’imprimeur.
Le procureur impérial, Monsieur Pinard reproche à l’auteur l’adultère; le délit évoqué est «l’outrage à la morale publique et à la religion». Le procureur Pinard dénonce le réalisme. Mais c’est aussi un réquisitoire contre la forme du roman de Gustave Flaubert. il n’y a aucun jugement de l’auteur, Flaubert ne souhaite pas être partie prenante, c’est au lecteur de tirer ses propres conclusions. Finalement, Flaubert et ses comparses sont acquittés grâce à la plaidoierie enflammée de Maître Sénard. La justice lui inflige juste un blâme pour «son réalisme vulgaire et choquant».
Le roman parait en avril 1857. Les démêlés judiciaires ont créé la curiosité: les quinze mille exemplaires de la première édition s’écoulent très rapidement. Le succès est considérable. Gustave Flaubert est désormais lancé dans le milieu littéraire.
Nous avons tenu à vous livrer l’article de Jules Habans dans sa quasi totalité. Cette longue critique de Madame Bovary est une analyse particulièrement approfondie et soignée du talent d’observation et du regard lucide de Gustave Flaubert. Toutefois, il n’oublie pas d’émettre certaines réserves, comme d’autres critiques de l’époque, notamment sur le style de l’auteur «indécis, incorrect, vulgaire».
«Mieux vaut tard que jamais», dit un proverbe complaisant, et je suis bien aise de le trouver tout à fait au moment où je prends la plume pour dire un mot du roman de M. Gustave Flaubert. Les proverbes sont bien inventés; je leur promets respect à l’avenir, particulièrement lorsqu’ils seront signés Musset ou Octave Feuillet.
[…] Dieu merci! Madame Bovary n’est plus une inconnue pour personne. Son irruption dans le monde a été si soudaine, que le public entier s’est retourné au bruit de sa voix et au frôlement de sa robe. Surpris de ses façons d’agir, M. le procureur impérial l’a menée au juge, mais elle n’était pas femme à perdre ainsi son aplomb, elle a montré ses papiers, fait viser son passeport par l’autorité compétente, et conquis son droit de cité définitif. Je n’ai donc plus à faire l’analyse minutieuse d’une action que les lecteurs ont suivie avec un grand intérêt. Je me bornerai à présenter quelques observations qu’une lecture attentive ont fait surgir dans mon esprit.
Et d’abord, M. Flaubert, en prenant la plume, a-t-il eu l’intention bien arrêtée d’écrire le roman que nous connaissons? Lorsqu’il nous fait connaître ab ovo la vie de Charles Bovary, que durant les quatre premiers chapitres il le tourne et le retourne sous nos yeux pour nous le faire bien connaître, qu’il le suit pas à pas, du collège à la Faculté, et le conduit de la salle d’examen au lit conjugal dans lequel s’éteindra bientôt sa première femme, n’a-t-il pas en vue la monographie d’un médecin de campagne?
Cette hypothèse prend dans mon esprit un nouveau caractère de certitude, lorsque du portrait de Charles je rapproche celui de l’apothicaire Homais, charlatan boursouflé, tartuffe voltairien, ambitieux sournois, dont toutes les démarches tendent à ruiner dans l’esprit des paysans le crédit des médecins qui viennent exercer dans son village. Il est le seul qui reste sur la brèche.
Ne vous semble-t-il pas que, dans la première intention de l’auteur, tout le drame ait dû exister dans l’antagonisme de ces deux individualités l’officier de santé et le pharmacien?
Aussi ce dernier, avec quel soin il nous est présenté, avec quelle vigueur de pinceau il nous est décrit! Comme il tient bien sur ses jambes! Comme c’est ça!
-Le connaissez- vous? Où n’y a-t-il pas un Homais? Et tandis que l’intrigant se dégage de mieux en mieux, Bovary, au contraire, s’efface et recule dans l’arrière-plan. On finit par ne plus l’apercevoir que par-dessus l’épaule de sa femme.
Cette dernière, Emma Bovary, deuxième du nom, l’héroïne du livre, n’entre en scène qu’au sixième chapitre, et lorsque la veuve du charcutier Dubuc est passée de vie à trépas pour lui faire place.
Par tous ces motifs, à tort ou à raison, j’ai vu là deux actions dont l’une est restée à l’état rudimentaire, tandis que l’autre a dévié ou grandi pour devenir sujet principal, d’épisode qu’elle était. Cette première indécision passée, voici enfin madame Bovary qui entre en scène.
Mariée à ce grand nigaud, et tandis que, «la chair contente,» il ronfle à ses côtés, elle rêve à ces romans, à la poussière desquels elle a graissé ses mains de pensionnaire, elle récapitule ses aspirations de jeune fille, ses rêves de bonheur, ou plutôt l’auteur le fait pour elle. Avec quelle vigueur, quelle ironie incisive, vous le savez déjà, et ce chapitre, à coup sûr, est un des plus remarquables du livre.
Ainsi posée, dans quel milieu va-t-elle vivre? Voici à peu près. Autour d’elle se groupent en premier lieu son mari, l’idéal de l’insignifiance, l’ineptie faite homme. Il digère, ronfle et chauffe ses pieds au feu, guérit par «miracle» et se trouve père un beau matin, un dimanche, vers six heures, au soleil levant. Il n’en est pas étonné. Moi, beaucoup.
Rodolphe désire avoir madame Bovary, comme on souhaite une brioche après le pain noir.
Après lui se présente Rodolphe, le premier amant d’Emma. Celui-ci est un coq de village, beau fils, solide gaillard qui, après avoir eu toutes les margotons de l’endroit, désire avoir madame Bovary, comme on souhaite une brioche après le pain noir. Nature épaisse et brutale, tête creuse, poitrine sans cœur, ignoble assez pour abandonner platement la femme qu’il a séduite, parce que la garder, «serait trop bête.»
Vient ensuite Léon, clerc de notaire. Celui-ci n’est pas conquérant, au contraire; il est conquis par Emma. Elle aime en lui ses cheveux bien pommadés, ses ongles longs et taillés en amande. Il profite de l’aubaine, cela va de soi; mais dès qu’il lui faut un peu de courage pour la conserver, il ouvre les bras, la couardise détend ses nerfs, et la pauvre femme retombe une seconde fois à terre, du poids de toute sa honte.
Ai-je dit pauvre femme? – Je ne m’en dédis pas. Au milieu de pareilles gens, et surtout après la poignée d’arsenic qu’elle avale pour fuir le remords et la ruine, elle devient le seul personnage attachant du livre par suite des efforts inouïs qu’elle fait pour éviter le destin; on lui accorde cet intérêt que l’on ne refuse pas à Catilina, dépensant son génie dans une œuvre infernale, et mourant sur un monceau de cadavres ennemis, dans le champ de Pistoria.
Peut-être l’auteur n’a-t-il pas voulu qu’il en fût ainsi. – Alors pourquoi son Bovary est-il si bête, qu’après lui, il n’y a plus que le crétin? -S’il l’avait fait intelligent et timide, savant qui n’ose se produire, amoureux qui se recroqueville en lui-même et rougit de s’épancher, même devant le plus intime témoin! Mais non, et autant qu’il a été en lui, il a justifié madame Bovary, non d’avoir mal choisi, mais d’avoir cherché des compensations.
Qu’on ne s’y trompe pas, cependant. On n’aime pas, on ne peut pas aimer cette femme. Elle n’a pas de sentiments humains. Elle ne songe jamais à son père, exècre son mari, déteste sa fille. Elle a du tempérament ou de l’imagination, je ne sais pas au juste. Elle excite une vive curiosité, – rien de plus.
Malgré cette absence de caractères élevés et sympathiques, l’œuvre de M. Flaubert attache et emporte. On ne l’a pas lue seulement, on l’a dévorée. Là est le signe de sa force peu commune, la marque d’un talent de premier ordre. Que son livre soit, comme on l’a dit, impersonnel, je n’en sais rien, je ne comprends pas, et cela m’est bien égal! Ce que je sais, c’est que cette analyse profonde et minutieuse, cette anatomie brutale d’une passion dévergondée, cette dissection hardie, cette logique de déduction, me séduisent m’attachent et de quelque nom qu’on l’appelle, je salue le maître.
On a reproché à ce roman de manquer d’action. Si par là on entend les coups d’épée ou de pistolet l’arrivée fortuite d’un personnage nouveau, le départ d’une chaise de poste, etc., etc. Oui; mais si l’on veut considérer que de l’observation patiente et continuelle des caractères, naissent à chaque moment un incident nouveau, des péripéties saisissantes et qui remuent profondément, on conviendra que jamais livre ne fut mieux rempli.
Rappelez-vous la scène où madame Bovary, à bout de forces et cherchant à se retenir sur la pente fatale, court à l’église, se précipite vers le curé et lui demande du secours aussi haut que le permet la pudeur d’une femme qui n’a pas encore failli. L’abbé Bournisien, qui n’a que ses marmots en tête, préoccupé du catéchisme, voit à peine cette femme éperdue qui parle de ses souffrances et de ses tortures distribue des taloches aux drôles dissipés et répond: «C’est l’effet des premières chaleurs. Il faut rentrer chez vous, madame Bovary, boire un peu de thé, ça vous fortifiera, ou bien un verre d’eau fraîche avec de la cassonade.»
Et la scène des comices! et la désertion de Rodolphe, et les manœuvres de l’usurier Lheureux! Tout cela, n’est-ce pas de l’action, et de la meilleure, celle qui surgit des entrailles mêmes du sujet, et non des caprices de l’imagination?
Je ne dirai rien de la richesse et de la variété des descriptions: à cet égard, M. Sainte-Beuve* a tout dit. Je pourrais tout au plus le citer si j’avais son étude sous les yeux, mais je ne me hasarderai pas à le refaire.
A côté de ces éloges, cependant, je placerai une petite observation. Dans cette poursuite de la vérité, dans cette préoccupation fatigante de ramasser tout ce qu’il voit aussi servilement que pourrait le faire un appareil de photographie, l’auteur arrive parfois au puéril, au laid, au sale.
Il compte les plis des bottes et des étoffes; s’il nous montre le vieux duc de Laverdière, «la serviette nouée dans le dos, mangeant en laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce.» Il n’oublie pas que le joueur d’orgue chique, et il lui fait «lancer contre la borne un long jet de salive brune.» Ailleurs c’est Rodolphe dont «les bottines étaient si vernies que l’herbe s’y reflétait, et qui foulait avec elles les crottins de cheval.»
Mais le morceau le plus réussi est la description du mendiant que l’on rencontrait sur la route de Rouen à Yonville:
«Quand il retirait son chapeau, il découvrait à la place des paupières deux orbites béants tout ensanglantés, la chair s’ effiloquait par lambeaux rouges, et il en coulait des liquides qui se figeaient en gales verte jusqu’au nez, dont les narines noires reniflaient convulsivement.»
Après ceci, il faut tirer l’échelle. Je défie quoi que ce soit de dépasser ce réel.
[…] M. Flaubert, il faut le reconnaître, s’est forcé parfois; il n’a pas voulu se contenter d’être clair, précis et pittoresque; il a visé plus haut et s’est trompé. Quelquefois, la fièvre de la description l’a poussé dans les phrases à tiroirs comme celle-ci: «Il y eut donc une noce où vinrent quarante-trois personnes, où l’on resta seize heures à table, qui recommença le lendemain et quelque peu les jours suivants.»
Du reste, il faut oser dire le faible du livre, comme nous en avons fait ressortir le fort. M. Flaubert n’est pas un écrivain. Descriptions à part, son style est indécis incorrect, vulgaire, et son école, si elle venait à prévaloir, serait l’invasion dans la langue du daguerréotype, du parler de la rue, et bientôt après du patois, sous prétexte d’exactitude et de naturel.
Heureusement pour le succès du livre qui nous occupe, il a pour racheter ce défaut des qualités de premier ordre. C’est un homme vigoureux et bien proportionné revêtu d’habits mal faits. Il changera de tailleur.
Le drame est vigoureux, nourri, et les acteurs, d’un bout à l’autre, jouent admirablement bien leur rôle. Ils sont laids, je l’avoue…c’est-à-dire, non. Il y a une figure réellement aimable et sympathique; c’est celle de madame Bovary, la mère de Charles. Simple et héroïque, elle subit sans mot dire, un époux pervers, ivrogne et débraillé. Elle est assez forte pour se résigner et se dévouer uniquement au bonheur de son fils. Lorsqu’elle s’en sépare, elle ne lui demande plus que confiance et amitié. Ce n’est guère pour ce cœur aimant, sevré de toute affection; car de temps à autre elle se montre encore jalouse de sa belle-fille; mais au moment du danger, elle est toujours là. Malheureusement son fils est trop stupide pour savoir mettre à profit les conseils d’une longue expérience et d’une tendresse clairvoyante.
Elle est, pour qui sait la voir, l’antidote au poison et la moralité voilée du livre.
C’est justement par-là que je finis. Les critiques indignés et les lecteurs fragiles qui voient dans tout écrit un attentat à leur pudeur doivent en prendre leur parti ceci est un roman qui ne corrompra personne.
Le talent de M. Flaubert n’est pas contestable, il crève les yeux. II n’est pas parfait. Eh! mon Dieu! les montagnes les plus hautes ont aussi les précipices les plus profonds.