Topinambours, rutabagas, variétés anciennes de tomates… Les mangeurs que nous sommes sont souvent séduits par des fruits et légumes dits «anciens» ou «oubliés», que l’adjectif corresponde à la réalité du produit ou qu’il soit purement maketing (comme dans le cas des tomates «cœur de bœuf», qui sont majoritairement, sur les étals, d’insipides contrefaçons de la vraie variété ancienne).
Certains gourmets sont ainsi fans de la tomate Cherokee Purple, une ancienne variété américaine, vieille de plus d’un siècle, au goût à la fois sucré et acide. Mais chaque année, des produits hérités de temps passés refont surface. Cette année, ce fut par exemple la Paul Robeson, une délicieuse variété russe, nommée en hommage au chanteur afro-américain militant.
Jennifer Jordan, professeure de sociologie à l’université du Wisconsin à Milwaukee, a écrit un ouvrage au sujet de cette importance des végétaux nostalgiques, analysée du point de vue de la sociologie de l’alimentation, intitulé Edible Memory, The Lure of Heirloom Tomatoes and Other Forgotten Foods (La Mémoire Comestible, L’attrait pour les tomates anciennes et autres aliments oubliés).
À cette occasion, NPR a interviewé la chercheuse, qui explique que «ce sont ces histoires de gens, de lieux et de sols qui font une grande partie de notre attirance pour cet héritage». Selon elle, c’est en cultivant et en consommant cette biodiversité que nous gardons, littéralement, ce passé vivant. Voilà comment elle explique cette tendance:
«Je pense qu’il y a différentes raisons. La nourriture peut être très personnelle, par exemple, on a des souvenirs comestibles au sein des familles. Ici, dans le Wisconsin, les pieds de rhubarbe sont très importants. Si une maison est vendue, les gens se disputent pour avoir une bouture de la plante du jardin. Si vous grandissez avec la rhubarbe, vous pourriez avoir envie de la transporter dans le futur, c’est un souvenir très immédiat.»
Il s’agit aussi d’une mémoire plus collective:
«À l’autre extrémité du spectre, beaucoup de personnes sont intéressées par vivre l’expérience du passé dans des endroits comme la colonie Williamsburg [une sorte de musée vivant, ndlr], où vous êtes immergé dans une expérience sensorielle, notamment via la nourriture. J’ai eu l’idée de ce livre en pensant à comment la tomate et la pomme anciennes vous permettent de manger un morceau d’histoire».
Le mouvement aurait commencé doucement aux États-Unis dans les années 1980, et aurait décollé dans les années 1990. En France, l’envolée des ventes de légumes anciens date de moins de dix ans (mais ceux-là pourraient être bientôt concurrencés par ceux qui s’adaptent aux milieux salés, comme la salicorne, précise en outre le Figaro.fr).
L’ambiguité du phénomène, c’est que l’on découvre parfois des «nouveaux» héritages, pas forcément liés à notre propre mémoire personnelle ou collective, comme l’explique encore Jennifer Jordan à NPR:
«Il est important de penser au “nous”. Un groupe de personnes peut ne pas consommer un aliment, mais un autre groupe, à proximité, ou dans une autre partie du monde, le consomme depuis des générations. Il y a tous ces aliments voyageant autour du monde, qui modifient leur sens en se déplaçant. Pour une personne, un aliment aura un goût d’enfance, pour une autre, ce sera une nouvelle marque. Tout cela se répète, et finalement, un aliment peut être incorporé à une identité nationale. Comme les tomates et les pommes de terre, qui viennent d’Amérique Latine, mais qui sont devenues essentielles à la cuisine et aux traditions d’Europe et des États-Unis.»
En tous cas, cet attrait tardif pour les variétés anciennes n’a pas empêché la dégringolade de la biodiversité dans nos assiettes. Selon un rapport de la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture), 75% de la diversité des cultures a été perdue au cours du XXe siècle. En plus de l’uniformisation de l’alimentation et des conséquences sur la santé, cett disparition des trois-quarts du patrimoine génétique alimentaire constitue, selon la FAO, une menace pour la sécurité alimentaire mondiale.
Plus largement, face à l’industrialion de l’agriculture, on rechercherait comme alternative des aliments plus «authentiques», issus d’un héritage ancien, comme des légumes rassurants, produits pas loin et (plus ou moins) naturellement. En France, on peut également expliquer cet engouement par l’influence de grands chefs comme Alain Passard.