Qui s’en souviendra? de Joseph Yacoub

Le politologue et historien Joseph Yacoub consacre le premier ouvrage d’envergure à l’extermination qui a frappé, il y a un siècle, le peuple assyro-chaldéen. Un sujet toujours d’actualité.

Enquête sur un génocide oublié

Est-ce parce que l’histoire, comme l’a écrit Walter Benjamin, est souvent écrite par les « vainqueurs » ? Le fait est là : certaines tragédies, certains événements sont tenus à l’écart de l’histoire universelle, expulsés dans le trou noir de l’indifférence et de l’oubli. Jusqu’à ce qu’un historien les arrache à leur occultation. C’est ce que fait Joseph Yacoub dans son nouvel essai, Qui s’en souviendra ? (1), consacré à un génocide encore largement banni de la mémoire collective, contemporain du génocide arménien et de celui qui a frappé les Grecs pontiques dans l’Empire ottoman : le génocide assyro-chaldéen

Dans ce premier ouvrage d’envergure consacré à l’anéantissement des Assyro-Chaldéens en 1915, Yacoub, lui-même descendant de rescapés, entremêle approche scientifique, fondée sur la consultation d’abondantes archives, et témoignage vivant. Comme il le note, notre époque commence à revisiter cette tragédie, et « de plus en plus nombreux sont ceux qui s’expriment ». Ils étaient environ 1 million dans les premières années du XXe siècle et, comme les autres minorités chrétiennes de l’Empire ottoman, ils étaient traités comme des citoyens de deuxième classe ; postes de pouvoir et charges officielles leur étaient fermés.

Toutefois, la mémoire de cette persécution ne s’est pas universalisée : s’il est des peuples qui ont connu un sort tragique et que l’histoire a ressuscités, ce n’est pas encore le cas des Assyro-chaldéens. Eux aussi, à l’instar de beaucoup d’autres communautés chrétiennes d’Orient, ont été des « hommes en trop », selon la judicieuse expression de Jean-François Colosimo (2). Un peuple pris dans le piège de l’histoire, au mauvais moment, au mauvais endroit.

Martyre planifié

L’auteur de Qui s’en souviendra ? le rappelle avec force : « L’histoire atteste qu’il existe un peuple assyro-chaldéen-syriaque. » Ce peuple a toujours habité la Mésopotamie, un des berceaux majeurs de la civilisation humaine, et fut présenté indifféremment « comme nation, peuple et Eglise ». Connus sous des vocables différents – Assyriens, Chaldéens, Syriaques, Nestoriens, Jacobites, Araméens -, les Assyro-Chaldéens sont les héritiers des peuples assyrien, babylonien, chaldéen et araméen de l’antique Mésopotamie. C’est à partir du début de l’automne 1914 que l’apocalypse s’abat sur les Assyro-Chaldéens. « A cette date, note l’auteur, les troupes turco-kurdes font une incursion dans la plaine d’Ourmiah, une région frontalière située en Perse, et dévastent plusieurs villages, assassinent leurs habitants. » Il s’ensuit une année terrible, au cours de laquelle, sur l’ensemble du territoire turco-persan, des centaines de milliers d’Assyro-Chaldéens (selon plusieurs estimations, environ 60 à 70 % de la population totale) ont été massacrés ou sont morts de soif, de faim, d’inanition ou de misère, voire d’épuisement, sur les routes de l’exode et de la déportation.

Si cet assassinat collectif et indiscriminé occupe une place centrale dans la réflexion de l’auteur, ce n’est pas seulement en vertu de la dette familiale qui le relie à cette scène de destruction. Non. C’est parce que, dans l’interminable épopée de l’épouvante au XXe siècle, le martyre oblitéré des Assyro-Chaldéens a été une station décisive. La politique génocidaire qui l’a rendu possible a été « préméditée et planifiée à un haut niveau ». Joseph Yacoub cite un document syriaque de 1920 qui affirme sans hésiter : « Il existait un plan ottoman d’extermination des chrétiens de Turquie. » Pourtant, un siècle plus tard, l’anamnèse de cette tragédie reste sujette à caution. A l’exception de la Turquie, où le déni reste officiel, le génocide arménien est étudié internationalement, mais celui qui a frappé les Assyro-Chaldéens reste assez peu connu.

Comme si, parce qu’ils se situèrent à l’écart des grandes circulations historico-mondiales, les Assyro-Chaldéens s’étaient privés de l’attention planétaire. Yacoub pense que la persévérance peut finir par réparer ce délaissement. Il est l’exemple vivant de la « visibilité de la diaspora assyro-chaldéenne en Occident » et du rôle de gardien de la mémoire qu’elle entend remplir, surtout depuis les années 80. Le « printemps culturel et mémoriel » du peuple assyro-chaldéen n’est pas encore éclos, mais son livre pourrait faciliter son avènement.

Joseph Yacoub est professeur honoraire de science politique à l’Université catholique de Lyon. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur les minorités dans le monde et sur les chrétiens d’Orient.

(1) Qui s’en souviendra ? Cerf, 302 p., 24 €.
(2) Les Hommes en trop. La malédiction des chrétiens d’Orient, Fayard.

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