L’ouvrage de Pierre Manent, Situation de la France, n’était pas encore sorti en librairie que déjà il suscitait interrogations et discussions. Il faut dire que le philosophe, qui cultive la discrétion, n’est pas du genre à écrire à la légère. Ses mots ont un poids. Si tous reconnaissent la qualité de sa pensée, les oppositions à certaines parties de son ouvrage sont féroces, de Pascal Bruckner dans le point à Jacques Julliard dans l’émission d’Alain Finkielkraut, Répliques, sur France Culture. L’objet de ces oppositions? L’islam, ses moeurs, et la place que Pierre Manent propose de leur accorder en France. A gauche comme à droite, cette prise de position a du mal à passer.
Pour y voir plus clair, et comprendre ce qui électrise une partie des lecteurs de ce livre brillant, il faut nous pencher sur le penseur en même temps que sur son ouvrage. Comprendre cet ouvrage en dehors d’une juste appréciation des travaux de Pierre Manent est impossible. L’homme est un théoricien, occupé de questions de philosophie politique, et plus particulièrement du basculement des sociétés occidentales dans la modernité. D’où la présence dans son livre d’une réflexion critique axée sur l’Europe, la nation, le processus démocratique. Sa réflexion politique inclut, ce qui est rare de nos jours, une dimension théologique. Cet ouvrage est donc avant tout un essai théologico-politique. Pour le dire autrement, Pierre Manent réfléchit aux moyens d’articuler les questions politiques et religieuses mais sous un angle politique. Deux conséquences directes:
1. Il n’entre pas profondément dans la dimension religieuse. Il ne détaille pas les différentes acceptions de l’islam, ni d’un point de vue théorique ni d’un point de vue sociologique. Il prend acte des grandes tendances actuelles présentes en France et réfléchit aux moyens politiques de pallier ce qu’il considère comme étant les carences de notre modèle laïque.
2. Sa réflexion demeure théorique, ce qui implique que les points qui posent problème – le voile, le porc dans les cantines, la séparation des garçons et des filles dans les piscines, le financement des mosquées par les collectivités locales, etc., c’est-à-dire l’acceptation d’une partie des moeurs et revendications islamiques – n’en constituent pas le coeur, mais sont une tentative d’incarner sa théorie, de décliner une réflexion générale en des propositions concrètes.
Cet ouvrage est une critique de la modernité, d’une modernité confrontée à la question islamique.
Dès lors, il convient de ne pas considérer son ouvrage comme une critique de l’islam, comme l’a fait Jacques Julliard. Cet ouvrage est une critique de la modernité, d’une modernité confrontée à la question islamique. Il convient également de ne pas faire porter la critique sur les propositions concrètes qu’il évoque, comme l’a fait Alain Finkielkraut, ni de les vitrioler façon Bruckner. Il convient peut-être davantage de constater avec lui que l’islam a, de facto, une place dans la société française, et qu’une main tendue de la communauté nationale vers la communauté musulmane est non seulement chrétiennement nécessaire, mais surtout politiquement indispensable. En revanche, nous pouvons nous accorder sur le fait que si son invitation à accepter en théorie la religion musulmane est recevable – si sa réflexion théorique est pertinente -, les déclinaisons concrètes qu’il propose ne le sont pas. Pour le dire autrement, Pierre Manent nous donne des principes généraux qui sont salutaires, et dont nous devrions tenir compte, mais ses prescriptions sont à l’inverse. Pourquoi?
Manent refuse de considérer l’islam dans le détail. Il le considère comme un tout. Dès lors, son principe de réalisme bute à chaque écueil.
Tout d’abord peut-être parce qu’il refuse de considérer l’islam dans le détail. Il le considère comme un tout. Dès lors, son principe de réalisme bute à chaque écueil. Saisissons-nous de la question des horaires séparés dans les piscines. Il évoque cela pour «les garçons et les filles». Notons que c’est en réalité la séparation «pour les hommes et les femmes» qui fait question pour les musulmans. Admettons qu’il l’inclue également et qu’il demande à ce qu’elle soit effective. Sachant que dans une République telle que la nôtre la loi s’applique à tous, la séparation aurait donc lieu pour les musulmans comme pour les non musulmans, sauf à considérer que les piscines publiques puissent bénéficier d’horaires réservés à certaines communautés religieuses, et donc à créer un modèle communautariste, contraire à la Constitution. Tout ceci est donc absurde, irréaliste. La population française dans son ensemble aurait à subir les conséquences de cette «concession aux moeurs musulmanes», ce qui est impensable. Aucun décideur politique national ne prendrait un tel risque, aucune majorité de français n’y serait favorable. On voit donc dans cet exemple comment le principe général qui était bon s’incarne dans une proposition contraire à l’esprit républicain, à la culture française et peut-être même à la volonté d’une large partie des musulmans.
Nous n’aurons pas le temps de nous pencher sur la totalité de l’ouvrage qui est très riche, mais il peut être intéressant à ce stade de nous arrêter sur un autre aspect central du livre, largement décrié: la critique de la laïcité. Tout d’abord, rappelons que Pierre Manent ne remet pas en cause le principe laïque, il ne veut pas rétablir un gouvernement catholique en France. Il écrit: «Le commandement politique a été rigoureusement séparé des commandements et des préceptes religieux enjoints par l’Église: c’est la laïcité en son sens propre, la laïcité effectivement nécessaire et salutaire.» La critique porte donc davantage sur ce qui est advenu du principe de laïcité, sur la façon dont il a été appliqué. Cependant, dans une interview, il va jusqu’à défendre l’idée d’un parti politique musulman. Il évoque «un parti qui se revendiquerait de l’islam». Là encore, dans le concret de ses propositions, nous retrouvons la même contradiction apparente avec le principe général de séparation (mentionné par l’auteur lui-même) du politique et du religieux.
Si ce livre – comme nous le croyons – n’aborde la question islamique qu’en creux, en négatif, pour en réalité ne traiter que de la place du catholicisme dans l’espace public et au sein de la modernité, que peut-on anticiper en matière de parti politique catholique, et de gouvernement catholique même? L’art d’écrire de Pierre Manent aurait-il fait de la laïcité une nécessité du temps, de l’histoire, et anticiperait-il, ou souhaiterait-il, davantage? Nous aurions une foule d’autres questions à poser à l’auteur. Mais il n’en reste pas moins que cet ouvrage, comme cela a déjà été précisé, mérite d’être lu, relu, pensé et pondéré, et s’il persiste des désaccords sur les applications pratiques, rappelons-nous que le coeur de notre réflexion à son sujet doit porter sur sa partie théorique, étonnamment riche et audacieuse.
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