Les fruits japonais ont depuis longtemps la réputation d’être délicieux mais très chers. Les touristes sont souvent stupéfaits par leur beauté, leur taille, leur régularité et plus encore, par leur prix. Dans une boutique de fruits haut de gamme, un melon brodé (musk melon) peut en effet coûter jusqu’à 180 euros. Certains consommateurs considèrent toutefois que les fruits n’ont pas forcément besoin d’avoir une forme absolument parfaite et qu’ils devraient être moins chers. Voici un aperçu d’un secteur commercial unique en son genre et des caractéristiques économiques et culturelles qui lui sont propres.
Au Japon, les fruits sont présentés d’une façon quelque peu différente que dans les autres pays où ils sont en général vendus en vrac et au poids. Les boutiques spécialisées de longue date dans les fruits de haute qualité proposent en effet leurs produits dans des boîtes où ils sont protégés par de la mousse, comme dans un écrin. Certaines vendent même des pastèques en forme de triangle ou de cœur. Mais ce qui étonne encore plus les touristes, c’est le prix faramineux des fruits de l’Archipel. Pourquoi sont-ils aussi chers ?
Dans son livre Dave Barry Does Japan (Dave Barry au Japon) publié en 1993, le chroniqueur humoristique américain Dave Barry signale déjà le prix exorbitant des melons offerts en cadeau par les habitants de l’Archipel. Jusqu’à 75 dollars (8 000 yens de l’époque, soit 67 euros actuels) l’unité ! « Les Japonais ne lésinent sur les cadeaux. Quand ils offrent un melon, ils pensent qu’il sera apprécié parce que l’intéressé est au courant de son prix. L’étiquette japonaise veut aussi que l’on minimise l’importance du cadeau en s’excusant “Ce n’est pas grand-chose”… C’est exactement le contraire qui se passerait si l’on donnait un melon de 75 dollars à un Américain. Aussitôt après avoir ouvert le paquet, il demanderait “Vous avez une idée du prix que ça vaut ?” »
Le quartier d’affaires de Nihonbashi, à Tokyo, abrite la maison-mère de la fruiterie Sembikiya [EN], fondée en 1834. L’endroit est si élégant qu’à première vue, on pourrait croire qu’il s’agit d’une bijouterie. Une impression confirmée par les prix. Sembikiya propose des melons brodés – du groupe reticulatus, caractérisés par leur parfum légèrement musqué, leur chair couleur de jade et leur peau recouverte d’une fine broderie ou réticule – pour une somme de 14 000 yens (123 euros) à 21 600 yens (190 euros) l’unité. Et pour une grappe de raisin aux grains étincelants comme des émeraudes de la variété « Seto giants », il faut débourser pas moins de 12 960 yens (114 euros).
98 % du chiffre d’affaires de la maison Sembikiya provient de la vente de paniers et de boîtes destinés à être offerts. Les fruits faisant office de cadeau qu’ils contiennent doivent être absolument parfaits du point de vue tant de la maturité et du parfum que de l’apparence. Les principaux acheteurs sont les bureaux du gouvernement japonais, les entreprises commerciales, les banques, et le secteur du bâtiment et des travaux publics. Sembikiya a aussi des clients fidèles dans le monde entier. L’un d’eux, originaire du Moyen Orient, se rend chaque mois au Japon à bord de son avion privé pour s’approvisionner en fruits de saison, depuis qu’un Japonais lui a offert un melon brodé de l’Archipel. Ôshima Ushio, responsable du département planification et développement de Sembikiya, ne cache pas sa fierté : « Les fruits japonais sont sans conteste les meilleurs du monde en termes de qualité comme de saveur. »
L’avocat britannique Nazar Mohammad semble avoir été lui aussi très impressionné par Sembikiya au cours d’un voyage d’affaires au Japon. « C’est vraiment cher, mais je n’ai jamais vu de raisin aussi gros et aussi parfait. Je crois que je vais revenir en acheter une grappe pour me faire une idée du goût », avoue-t-il. Mais il n’a pas pu s’empêcher de s’exclamer à la vue de pêches blanches affichées à 3 780 yens (33 euros) l’unité : « À Londres, ça coûterait au maximum 5 livres (5,70 euros) chez Harrod’s ! Et chez un grossiste, on aurait trente pêches pour le même prix ! »
Sembikiya s’adresse à la clientèle la plus huppée du marché du fruit de détail. Mais Yoshidaya, une fruiterie située à côté de la gare de Zushi, à une heure de train de Tokyo en direction du sud, vise une catégorie d’acheteurs beaucoup plus large à qui il propose des produits à la fois de consommation courante et pour offrir. Hashimoto Yoshihei a 73 ans et c’est lui qui gère cette entreprise familiale fondée par ses grands-parents. « Nous nous approvisionnons en fruits au marché central de gros de Tokyo, tout comme Sembikiya. Mais nous avons une façon de procéder complètement différente. Nous passons en revue les cagettes de fruits exposées et nous en choisissons une qui nous convient. Sembikiya en revanche, demande au grossiste de préparer une caisse en prélevant les meilleurs fruits d’une trentaine de cagettes », précise M. Hashimoto.
Au Japon, on traite les fruits comme une denrée de luxe depuis très longtemps. Dans la cuisine traditionnelle de type kaiseki qui s’est développée dans le contexte de la cérémonie du thé, ils étaient considérés comme des « friandises juteuses » (mizugashi, littéralement « gâteau d’eau »). Les melons, les poires japonaises (nashi), le raisin et les kakis étaient très appréciés pour leur chair particulièrement juteuse et parfumée. La coutume d’offrir des fruits de haute qualité, notamment pour marquer la fin de l’année (seibo) ou le milieu du 7e mois lunaire (chûgen) dans le cadre de la fête du Bon, remonte au tout début de l’époque d’Edo (1603-1868).
Jusqu’à la fin des années 1950, les Japonais ont considéré les fruits comme un aliment de luxe réservé aux grandes occasions. Mais à partir des années 1960, ils ont commencé à en manger davantage parce que leurs revenus avaient augmenté et que leurs habitudes alimentaires étaient influencées par celles de l’Occident. Les quantités consommées restent toutefois très faibles par rapport aux autres pays. D’après des chiffres fournis par le ministère de l’Agriculture, des Forêts et de la Pêche japonais, en 2011, la consommation moyenne de fruits par habitant était à peine de 50,9 kilos au Japon alors qu’en France et en Italie, elle a atteint respectivement 116,1 et 149 kilos.