Pendant deux ans, Valérie Igounet, historienne, et Vincent Jarousseau, photographe, se sont rendus régulièrement dans trois villes dirigées par le Front National : Hayange, Beaucaire et Henin-Beaumont. Dans chacune de ces villes, ils ont écouté, enregistré, photographié et en ont fait un livre en forme de roman-photo, “L’illusion nationale”.
Des images en noir et blanc. Des visages. Sur certaines photographies, ils posent, sur d’autres, ils sont saisis dans le feu de l’action dans des moments forts de la vie locale, les fêtes, les commémorations, les élections : fête du cochon à Hayange, visite de Marine Le Pen à Beaucaire, “Henin’s day” ou dépouillement aux régionales à Hénin-Beaumont , élection de Miss Beaucaire … Saisis également dans leur quotidien : au foot, dans les cafés, dans la rue, sur les marchés, au travail. On y voit aussi des paysages : les rues désertes des corons, les Haut-fourneaux éteints, les commerces fermés, les zones pavillonnaires et les zones commerciales. Sur les images, des bulles, qui donnent à entendre la parole des habitants, des élus, des opposants. Les images sont brutes. Ici, on ne fait pas dans l’esthétisme de la misère. (…)
L’idée était donc d’enquêter sur la gestion de ces villes FN ?
Oui, nous avions choisi trois villes, avec l’idée de focaliser sur la gestion de ces municipalités FN. Et puis en travaillant sur le terrain, on s’est dit qu’il y avait d’autres enjeux, et notamment autour des électeurs FN. C’est un électorat dont on parle peu, et de manière très superficielle, à travers des enquêtes, donc sous forme de chiffres, de pourcentages. Or là, avec l’approche de Valérie Igounet, une historienne qui utilise beaucoup l’oralité, et le travail photographique, c’était une possibilité de parler de cet électorat de manière concrète.
Que cherchiez-vous à montrer de cet électorat ?
Nous nous sommes concentrés sur la représentation. “L’illusion nationale”, c’est la mise en images et en paroles de cet électorat. L’idée, c’était de donner à comprendre comment et pourquoi un quart des électeurs sont prêts à donner leurs voix au Front National. Il n’était pas question de juger. Mais de donner à comprendre. A comprendre les gens, mais aussi les territoires. Pour certaines villes comme Hénin-Beaumont, le chômage dépasse 20 %, la pauvreté atteint des pourcentages de 30, 40 %… Donc il était question aussi de s’intéresser à une certaine France, qu’on appelle “périphérique”, mais que nous, nous refusons de caractériser de cette manière.
“L’illusion nationale”, page 114
© Vincent Jarousseau / Les Arènes
Pourquoi avoir choisi cette forme narrative, très particulière ? Comment l’idée est-elle née ?
Faire un roman-photo, c’est une idée qui m’avait traversé l’esprit dès le début. Mais d’abord cela n’avait jamais été fait, et puis c’est une forme éditoriale complexe à mettre en œuvre. Après 6 mois de travail sur le terrain, nous avons édité un book pour présenter notre projet et nous avons eu la chance de rencontrer Patrick de Saint-Exupéry, qui nous a proposé de publier dans la revue XXI un an à Hayange sous forme de roman-photo. Nous avions la matière car dès le début nous avions enregistré des sons. Je travaillais avec un micro dans la poche, en informant les personnes bien sûr. Le principe était de travailler en confiance : pas de paroles volées. Dès le départ aussi j’ai fait beaucoup de photos. C’est une forme qui nécessite d’engranger énormément d’images. Je pense que c’est un projet qui n’aurait pas pu voir le jour en argentique. Voilà comment le projet a fini par prendre cette forme.
Sur le fond, quel est pour vous l’intérêt de cette forme de narration ?
C’est une forme qui nous a parue pertinente, pour traduire d’abord cet attelage un peu baroque d’un photographe et d’une historienne que nous formions avec Valérie Igounet. Et puis nos méthodes de travail se sont avérées parfaitement compatibles, puisque Valérie Igounet est très axée sur l’oralité. Ensuite cela a demandé à chacun de faire un travail sur soi-même. Pour moi, il fallait accepter que des photos soient rognées, et aussi la présence de bulles sur les photos. Et il a fallu que l’historienne accepte qu’il y ait moins de texte. Mais ce que dit souvent Valérie Igounet, c’est qu’elle a écrit plusieurs livres, de 600, 700 pages, pour un public averti, et que l’on pouvait avec cette forme traiter un sujet populaire, pour un public populaire.(…)
Votre livre est un livre politique ?
Nous avons notre point de vue sur la politique. Nous ne cachons pas que nous sommes plutôt des militants de gauche. Mais là, il s’agissait de faire une analyse. On était là pour rapporter une parole qui en elle-même dit quelque chose. Certains élus de l’opposition ont mal réagi, d’anciens élus communistes. Chaque fois on nous demande “c’est pour ou contre?”. Mais ce n’est pas notre propos, et cela en fait un livre inconfortable pour l’opposition. Inconfortable pour les uns et pour les autres car il n’est pas là pour conforter des positions. C’est un livre qui permet de poser un certain nombre de questions. Et c’est d’ailleurs pour cette raison que nous l’avons envoyé à tous les candidats à la présidentielle. Car c’est un livre qui montre de manière concrète une certaine réalité. C’est un livre pour combattre le Front national, et nous ne nous en cachons pas, mais à notre manière à nous. (…)
“L’illusion nationale”, page 13
Pendant ces deux ans, qu’est-ce qui vous a frappé le plus ?
Ce qui nous a frappés le plus, ce qui est vraiment bluffant, c’est la capacité de ces maires inexpérimentés, élus pour certains de manière très serrée, à la limite de la légitimité, à garder une base solide de fidèles. Si il y avait des élections demain, ils seraient sans doute réélus. Il y a eu une politique coordonnée au niveau national : baisse des impôts (au prix d’une baisse des investissements pour la ville bien sûr), et des mesures “cosmétiques”, un gros travail sur les marqueurs du FN : la sécurité, par exemple, et aussi un gros travail de communication autour de fêtes symboliques, qui déplacent la presse parisienne, comme la fête du cochon à Hayange. Une certaine politique du scandale, aussi, bien entretenue. Pour ce qui est de l’élection présidentielle, il me semble que le Front National a une base électorale très solide qui devrait leur assurer d’être au second tour. En revanche, au second tour, la capacité est limitée il me semble. On le voit bien sur le terrain, même dans des villes où le Front National est très ancré, il y a un réflexe républicain. On l’a vu à Hénin-Beaumont aux régionales, un électorat capable de se déplacer au second tour pour faire barrage.