On attribue au général Joffre le mot suivant : « Je ne sais pas qui a gagné la bataille de la Marne, mais je sais bien qui l’aurait perdue. » La remarque est d’importance au moment de commencer la lecture d’un ouvrage sur le général Gallieni, fièrement sous-titré « Le vrai vainqueur de la Marne ». Même s’il est bon d’un point de vue historique de rechercher les responsabilités et les contributions des uns et des autres ; même si la bataille de la Marne fut gagnée grâce à beaucoup de personnes, au premier rang desquelles les soldats qui sacrifièrent leur vie pour arrêter l’invasion allemande ; il n’empêche que le premier et ultime responsable, en bien comme en mal, est le chef. Et, en l’occurrence, le chef était bien Joffre, et non pas Gallieni.
Ceci étant, les interventions de Gallieni en cette bataille furent certainement clairvoyantes, décisives et cruciales. Il est donc salutaire de lui restituer la gloire qu’il mérite, et dont sans doute Joffre, désireux de tirer la couverture à lui (ce général n’était certes pas dénué de graves défauts), a injustement tenté de le priver. Que le chef soit le responsable final n’empêche pas que ses collaborateurs les plus proches aient pu avoir une influence déterminante dans la victoire, et il est juste, honorable et à tout prendre habile pour un chef d’avoir le triomphe modeste en mettant en avant les autres, surtout s’ils le méritent.
Ce sous-titre à propos de la bataille de la Marne est d’ailleurs plutôt réducteur en ce qui concerne l’ouvrage que nous propose le grand historien militaire Pierre Montagnon. Il s’agit en réalité d’une biographie complète de Joseph Gallieni, dont la trajectoire fut exceptionnelle et ne peut se résumer à un seul épisode, même capital, de la Première Guerre mondiale.
L’aventure des colonies
Gallieni commença sa vie (anticipée) d’officier par la guerre de 1870, dont il faut rappeler en passant (on se l’imagine mal) qu’elle coûta 140 000 hommes à la France (sur trente millions de Français). Mais il fit l’essentiel de sa carrière « active » dans ce qui fut à l’époque la grande aventure militaire et humaine de la France, à savoir les colonies (dont on ne pensait pas alors qu’elles constituaient un « crime contre l’humanité »). Il œuvra ainsi à La Réunion, au Sénégal, au Soudan, à la Martinique, en Indochine, enfin à Madagascar dont il sera Gouverneur général.
Puis, après dix années de fonctions plus administratives, « d’état-major » comme on dit dans les armées, le général Gallieni, célèbre, archidécoré, prend sa retraite en avril 1914, trois mois avant le décès de son épouse chérie. Il semble que ce militaire veuf doive s’occuper de sa propriété, recevoir ses petits-enfants et rédiger ses souvenirs de campagne. Mais l’histoire le rattrape quelques jours après ce deuil.
Convoqué à Paris, il est « réactivé » et nommé adjoint du général Joffre, puis sans tarder Gouverneur militaire de Paris. C’est à ce poste qu’il va participer, de façon décisive, à la bataille de la Marne et contribuer au plus près à cette victoire capitale. Montagnon analyse de façon précise l’ensemble des interventions et des opérations, et cherche à rendre à chacun ce qui lui revient. Son héros en sort justement grandi.
Finalement, le 29 octobre 2015, il devient ministre de la Guerre dans un gouvernement Briand. Ce poste prestigieux sera en réalité difficile pour lui, d’une part en raison du fait qu’il n’a pas de goût pour la politique (il a d’ailleurs refusé autant qu’il a pu cette promotion), d’autre part en cela qu’il est déjà bien affecté par la maladie qui va l’emporter. Gallieni, pris en otage par des hommes politiques singulièrement médiocres, n’aura aucunement la possibilité d’agir utilement. Il démissionne d’ailleurs dès le 17 mars 2016, et meurt le 26 mai des suites d’une opération.
Militaire droit et talentueux
Comment juger cette belle vie de militaire droit et talentueux ? Certes, il ne s’est pas trouvé dans les circonstances qui lui auraient permis de donner toute sa mesure au plus haut service de la France (son ancien adjoint, Joffre, prit en main la partie militaire ; l’état de santé de Gallieni l’empêcha de briller comme ministre, donc dans la partie plus « civile »). Mais les divers postes qu’il occupa, notamment celui de Gouverneur général de Madagascar, manifestent ce dont il était capable.
Or, justement, cette réussite qui fut la sienne, parce qu’il était un esprit organisateur, visionnaire, connaissant les hommes et les choses, prompt à la décision, persévérant, courageux face aux difficultés, éclaire par contraste ce qui rend les œuvres humaines si fragiles sur le long terme. Comme il est impossible, et à certains égards malsain, qu’un même homme reste au même poste pendant une très longue durée, il en résulte, même si les deux responsables qui se succèdent sont chacun des hommes capables, une discontinuité de l’action qui flétrit souvent les plus belles floraisons.
Et ne croyons pas que la démocratie en soit spécialement responsable (même si ce système politique accentue plutôt ces défauts de l’humanité) : on retrouve cette même discontinuité sous les rois, y compris avec des ministres comme Colbert dont l’action fut particulièrement longue et persévérante. En vérité, il est de l’essence des œuvres humaines d’être interrompues, par la mort, la maladie, le changement, les circonstances défavorables, etc. Alors, quand on considère ce que sont devenues ces contrées où Gallieni œuvra avec tant d’efficacité ; quand on songe au massacre épouvantable que fut la Première Guerre mondiale, à la plaie mortelle qu’elle infligea à notre pays ; on est tenté de tirer une conclusion un peu mélancolique d’un livre pourtant passionnant, contant la vie d’un soldat de légende.
Jacques Breil – Présent
Pierre Montagnon, Joseph Gallieni – Le vrai vainqueur de la Marne, Via Romana, 2016, 332 pages, 24 euros.