L’écrivain Jacques Laurent, né en 1919, a disparu il y aura bientôt quinze ans. Immensément connu et lu de son vivant (sous son vrai nom mais plus encore sous ses divers pseudonymes, dont le plus célèbre d’entre eux : Cécil Saint-Laurent), il a quasiment cessé d’exister, littérairement parlant, dès le lendemain de sa disparition. Phénomène éminemment courant : un écrivain est édité et lu. Il meurt. Tout s’arrête. Seul un petit nombre, un tout petit nombre d’écrivains continue d’exister après. Voir, hier, les Paul Hervieu, Marcel Prévost, Mazeline, Miomandre, Plisnier… Presque tous les Goncourt, presque toute l’Académie française, presque tous les gros tirages de l’époque, en fait. Il en sera de même demain pour les Musso, Lévy, Kennedy, Pancol, de Rosnay, Nothomb, Beigbeder, soyez-en certains.
A la mort de Jacques Laurent, ont donc succédé, comme il était à craindre, plusieurs années de silence. Jusqu’à la biographie synthétique de Raphaël Chauvancy (Pardès, 2009) (1), et jusqu’à l’ouvrage plus conséquent d’Alain Cresciucci, Jacques Laurent à l’œuvre, itinéraire d’un enfant du siècle (P.G. de Roux, 2014) (2). Du même coup les Editions de Fallois ont publié une série de textes de Laurent inédits, en livre : L’Esprit des lettres, tome II (3).
Et comme la tribu mythique des « hussards » revient sur les devants de la scène littéraire, avec la publication de la correspondance Morand-Chardonne et Morand-Nimier, on reparle des autres « hussards », et du premier d’entre eux, Laurent, avec sa canonnière, la revue Arts et son vaisseau amiral, la revue La Parisienne.
L’étude de Cresciucci a permis de ressusciter un peu le plus éclectique et peut-être le plus doué des quatre (ou plus ?) « hussards ». Le Figaro, Valeurs actuelles, Eléments, Présent, Rivarol, Radio Courtoisie, Action française, Livr’Arbitres et quelques autres ont donc raconté, une fois de plus, l’aventure littéraire des « hussards », cette réaction (absolument pas organisée) de plusieurs jeunes écrivains, en opposition avec une époque fascinée par le marxisme, le stalinisme, le structuralisme, les figures tutélaires d’Aragon et de Sartre jouant les cerbères du politiquement correct de ce temps…
Pour Jacques Laurent, on ne peut toutefois pas encore parler d’une consécration, d’un basculement dans la reconnaissance désormais incontestée du talent, car, comme pour un Maurice Barrès, par exemple, écrivain immense et incontournable, de son temps, Jacques Laurent, au fur et à mesure que son époque s’éloigne, gagne paradoxalement en diabolisation. Désormais Laurent, comme Barrès (auquel il se référait souvent) est parfois classé « écrivain d’extrême droite et collaborationniste ». Un peu comme si on classait Proust en « homo » ou Montaigne en « maire de Bordeaux ». Et à ce titre (infiniment réducteur), il n’a plus droit d’être cité ailleurs que dans un réseau de médias eux-mêmes classés à droite, ou dans lesquels officient (encore) des journalistes ayant une vraie culture littéraire.
Il est donc nécessaire de rappeler quel écrivain a été Laurent, et quelles causes l’ont mobilisé. Il faut d’abord savoir que l’homme a utilisé une foule de pseudonymes : Cécil Saint-Laurent, c’est lui. Mais aussi Jacques Bostan, Gilles Bargy, Maxime Ambrège, Albéric Varenne, Alice d’Andernac et une quinzaine d’autres noms. Chaque pseudonyme correspondait à un genre littéraire différent. Laurent fut un touche-à-tout de la littérature : auteur d’essais et de romans conséquents, il polémique avec Sartre ou Mauriac, reçoit le prix Goncourt en 1971 et entre à l’Académie française en 1986. Cécil Saint-Laurent, lui, est l’auteur d’immenses best-sellers, très souvent portés à l’écran : Caroline chérie et sa suite, Hortense 14-18. Etc. Albéric Varenne est historien. Jacques Bostan est un jeune écrivain engagé. Alice d’Andernac écrit pour les petites filles. Les autres publient des romans policiers, des livres érotiques, des romans de gare. Mais tous sont une seule et unique personne, Jacques Laurent-Cély, né en 1919, un peu engagé du côté de Vichy pendant l’occupation, légèrement épuré en 1944, devenu riche grâce à sa série de romans grand-public, auteur d’un retentissant pamphlet contre Sartre : Paul et Jean-Paul, figure marquante des « hussards », créateur de la revue littéraire La Parisienne et propriétaire de l’hebdomadaire Arts, traqué par la police au temps de l’OAS, condamné pour offense à de Gaulle, mais aussi multipliant les succès féminins, marié plusieurs fois, ruiné par la déconfiture de ses journaux et par ses dépenses somptuaires, plutôt porté sur l’alcool… Un vrai personnage de roman lui-même !
« Un parcours français »
Dans National Hebdo du 11 janvier 2001, Jean Mabire avait rédigé une nécrologie assez grinçante, le considérant comme « trop intelligent et raisonnable pour avoir du génie », lui reconnaissant certes « une virtuosité d’écriture, qui lui permettait d’aborder tous les genres, de la polissonnerie à la spéculation philosophique, de l’histoire à la polémique, du roman-fleuve au billet d’humeur ». Et il concluait par ces mots qui tuent : « Cette dispersion explique-t-elle qu’il fut bon en tout, sans être jamais le premier en rien ? ». Ces lignes devaient susciter une virulente réaction du fameux critique littéraire Jean Bourdier (National Hebdo du 25 janvier 2001). Bourdier rappelait le talent de l’écrivain, mais aussi les engagements politiques, dans l’OAS et contre le de Gaulle de l’épuration et de la trahison de l’Algérie française : « Il savait que le prix de la défaite serait terrible, qu’ayant perdu l’Algérie, la France, que son nationalisme intransigeant, esthétique aussi bien que politique, plaçait au dessus de tout, ne serait plus qu’une petite puissance. La défaite [de l’OAS, ndlr] survint, et elle blessa à jamais ce Français têtu que son maurrassisme n’empêchait pas d’admirer Napoléon ». Laurent fut donc un personnage et un écrivain engagés, du moins à certaines époques, pour certaines causes, les plus essentielles.
Que faut-il lire de Laurent ? Pas tout, évidemment, tant l’œuvre est quantitativement impressionnante. Mais parmi la centaine de titres, sortent du lot ses livres politiques, ses essais, ses nouvelles, ses livres historiques, beaucoup de ses romans, « sérieux » ou « légers », ses pastiches, ses souvenirs. Je conseillerais tout particulièrement. Les Corps tranquilles, Paul et Jean-Paul, Le Petit Canard, Mauriac sous de Gaulle, Année 40, Au contraire, Les Choses que j’ai vues au Vietnam m’ont fait douter de l’intelligence occidentale, Les Bêtises, Histoire égoïste, Quand la France occupait l’Europe, Le Français en cage, Croire à Noël, Hortense 14-18, L’Algérie quand on y est, Du mensonge…
Et que faut-il lire sur Laurent ? La biographie de Chauvancy et celle de Cresciucci, pourquoi pas ? Mais j’ai une préférence pour celle de Bertrand de Saint-Vincent (4). Publiée en 1995, alors que Laurent était encore de ce monde, elle avait parait-il déplu à ce dernier. Je la trouve néanmoins supérieure à celle de Cresciucci, moins distanciée, peut-être ? Cresciucci la cite beaucoup, et c’est normal. Quant au titre, au final c’est peut-être celui de Rivarol (23 juin 1995) qui a le mieux résumé Jacques Laurent : Un parcours français.
(1) Laurent, par Raphaël Chauvigny, Pardès, collection « qui suis-je ? », 2009.
(2) Jacques Laurent à l’œuvre, itinéraire d’un enfant du siècle, par Alain Cresciucci, P.G. de Roux éditeur, 2014.
(3) L’Esprit des lettres, tome II, par Jacques Laurent, Ed. de Fallois, 2014.
(4) Jacques Laurent alias Cécil Saint-Laurent, par Bertrand de Saint-Vincent, Julliard, 1995.
Francis Bergeron – Présent