Céline, encore Céline… Le sonnet du grand-père

Tout retentissant de la querelle des trois pamphlets à rééditer, le Bulletin célinien de janvier nous apporte aussi, par chance, des étrennes admirables.

Et d’abord de la poésie, à l’occasion d’un remarquable article d’Eric Mazet sur Auguste Destouches, le grand-père havrais (mais né à Vannes en 1834) de Céline. J’avais tendance à négliger ce grand-père d’apparence conformiste, un moment secrétaire du préfet de Rennes et qui avait renoncé à orthographier son nom avec la particule détachée. Il préféra quitter Rennes pour l’amour d’Hermance Delhaye, qu’il avait connue lorsqu’il était pion au Havre. Pour l’épouser, il obtint de justesse une licence de lettres à Caen, puis une agrégation spéciale (créée par Victor Duruy pour faire face à une scolarisation accrue). Hermance n’était pas « légèrement plus âgée que lui » comme écrit François Gibault (dans son Céline, tome I, 1977). Elle cacha toujours habilement son état civil, mais Eric Mazet produit un document administratif (où elle figure comme « Amanda Delaigne » !) qui montre qu’elle avait 48 ans quand Auguste mourut à 39 ans. Elle lui avait donné quatre garçons, dont Ferdinand, le père de Céline, qui restèrent au lycée du Havre, et une benjamine, Amélie, avec qui elle s’installa à Paris.

Je me fiais à François Gibault et à Frédéric Vitoux (dans Vie de Céline, 1988, rééd. Folio n° 4141 en 2005) qui citent des vers d’Auguste Destouches ressemblant à du mauvais Baudelaire ou du médiocre Hugo. Or Auguste avait tâté aussi du roman, et il est indéniable que Céline tient de cette ascendance son goût d’écrire. Aujourd’hui, Eric Mazet nous offre un sonnet inédit d’Auguste, qu’il a recueilli – ça ne s’invente pas – auprès d’un moine de Randol mort en 1993 : le Frère Marie-Eugène, antérieurement colonel Eugène des Touches de Lentillères, lointain cousin de Céline :

Je sais, je ne crois plus : chaque heure qui s’écoule

De l’Eden rayonnant où Dieu m’avait conduit,

M’éloigne, et plus avant m’entraîne sur la route

De l’Océan du Doute, impénétrable Nuit.

 

Aussi, pareil au mur qui pierre à pierre écroule,

Mon bonheur par lambeaux se détache et me fuit,

Et chaque illusion qui s’éteint tombe et roule

Dans un Gouffre sans fond où nul astre ne luit.

Sur les rêves dorés qu’à mon adolescence,

Naguère, bâtissaient l’espoir et l’innocence,

Ce Savoir, tant cherché, règne triste et vainqueur.

Si ma tête s’emplit, ma poitrine se vide

Et je sens, mais trop tard, que la Science aride

Enrichit la raison des dépouilles du cœur.

 

Les rimes sont parfaites, la chute est belle, Auguste Destouches manie avec talent rejets et diérèses (et ses vers ne sont pas boiteux : il faut lire écroule, emploi intransitif classique, au vers 5, et non s’écroule comme ont fait les copistes). Ce poème donne crédit au mot de Maxime du Camp rapporté par François Gibault. L’ami de Flaubert et Baudelaire aurait dit, un jour qu’on lui lisait des textes d’Auguste : « Mais ce sont les plus beaux sonnets du siècle ! » Eût-il vécu dix ou vingt ans de plus, nous aurions certainement un recueil imprimé de ces sonnets…

Mahé et ses lunettes roses

Inlassable chercheur, Eric Mazet a connu aussi un ami de Céline dont il a recueilli tous les souvenirs : le peintre Henri Mahé (1907-1975). Compagnon de bamboche dans les années 30, Mahé est le modèle du patron de la péniche toulousaine dans Voyage au bout de la nuit. Il a reçu Céline dans le Finistère pendant l’Occupation. Il est allé le voir dans son exil danois en juillet 1949 (voir à ce sujet le merveilleux Dictionnaire Céline de Philippe Alméras, Plon, 2004).

Mahé s’était mis en ménage vers 1940 avec une jeune Bretonne de Camaret, Madeleine Drévillon ; le couple eut deux filles, Marine et Annaïck. Eric Mazet nous fait connaître la famille par le biais de lettres inédites du médecin-colonel Clément Camus, autre ami de Céline, – et de photographies véritablement superbes : Henri Mahé chez lui 31 rue Greuze en 1954, Henri Mahé avec Mistinguett en 1945, ou la moto et le side-car d’Henri Mahé « sur la route de Quimper vers Paris en mai 1948 ».

En voilà un qui ne s’ennuyait pas. Alméras écrit : « Mahé a le goût du bonheur, Céline tient à l’exclusivité du malheur. » Mahé conseille à son aîné de regarder la vie avec « des lunettes roses ». La formule met Céline en fureur. C’est la longue lettre écrite le 4 juin 1947, de l’infirmerie de la prison de Copenhague, la plus blasphématoire de toutes : « La nature est une vache immonde. Elle fait procréer par de telles avalanches de souffrances. Ce n’est pas étonnant que l’Homme soit un tel fumier, fils d’une telle nature. Oh Jean-Jacques ! Le rusé maquereau ! Il les avait, lui, les lunettes ! » Et, citant Vauvenargues (« Celui qui peut tout souffrir peut tout oser »), il conclut : « Souviens-toi que ruiné, dépouillé de tout, au dernier falzar, à la dernière couronne [monnaie danoise], trahis, salis, crachés, honnis, on emmerde Dieu lui-même, on le regarde les yeux dans les yeux, sans lunettes roses. » Pourtant la lettre commençait bien : « Je viens de recevoir une bonne visite, celle de l’abbé Duben, 120 rue du Cherche-Midi à Paris, aumônier général des prisons. Il a pris grand plaisir je crois à ce que j’avais à lui raconter… » (texte complet dans : Eric Mazet, La Brinqueblale suivie de la Genèse, éd. Ecriture, 2011).

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Pour une connaissance toujours approfondie de Céline et de ses proches, cette fois le grand-père, le Dr Camus, Henri Mahé, le Bulletin célinien est vraiment indispensable. Contre vents et marées, il continue son bel ouvrage, à la grande satisfaction des biographes et des curieux de littérature ou d’histoire un peu pointue du XXe siècle (c/o M. Laudelout, 139 rue Saint-Lambert, BP 77, BE 1 200 Bruxelles ; le numéro, 8 euros franco).

 

François Lecomte – Présent

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