PORTRAIT D’AUTEUR / LUCIEN BODARD / DE L’INDOCHINE À L’AMAZONIE EN QUÊTE DE VÉRITÉ

 Livr’Arbitres

Par Horatio

Lucien Bodard nous quittait hier. Il était et restera l’homme de l’Orient, de cet Extrême-Orient qui fascine l’Occidental depuis l’Antiquité. Fils du consul de Chine, il naquit à Tchoung-King le 9 janvier 1914. Il ne découvre son pays (la France) qu’à l’âge de dix ans. Il relate sa jeunesse à l’autre bout de l’Asie dans son œuvre romanesque[1] qu’il débute en 1973, abandonnant ainsi le journalisme. Sa famille est la matrice de ses romans, dans lesquels elle est dépeinte subtilement et avec succès. Monsieur le Consul obtient le prix Interallié en 1973, suivi du Fils du consul, de La Vallée des roses, de La Duchesse, d’Anne-Marie, « le grand roman de l’amour filial », qui lui valut le Goncourt en 1981, ou encore La chasse à l’ours. Joseph Kessel trouvait que « Bodard tire de son seul et propre sang, avec sa flamme, son élan, son foisonnement, sa passion. Déchaîné. Exorcisé ». Mais le Bodard écrivain de talent ne doit pas éclipser le Bodard journaliste qui l’a précédé.

Grand reporter à France-Soir, il a couvert tous les évènements brûlants du demi-siècle, depuis la guerre d’Indochine jusqu’au drame irlandais, en passant par le conflit algérien. Ses témoignages, à la fois incisifs et lyriques, ont, depuis, fait école. Il est surtout connu pour sa formidable couverture de la guerre d’Indochine qui nous a valu trois volumes[2]  dédiés « à tous les héros qui ont été humiliés », unanimement reconnu pour leur qualité d’écriture, de vérité et de réalisme : L’enlisement, L’humiliation (prix Aujourd’hui, « le meilleur livre paru sur la guerre d’Indochine » Jean Hougron), L’aventure, dont Kessel disait qu’il était « le livre d’un mémorialiste, d’un chroniqueur, d’un historien, d’un poète. Pour tout dire, d’un maître journaliste. En lisant, on songe en même temps à Saint-Simon, à Tallemant des Réaux et à Michelet ». Il est vrai qu’ayant vécu ce conflit de l’intérieur, et connaissant la mentalité asiatique, sa relation n’en peut être que plus vivante.

Mais Bodard savait pousser l’investigation hors d’Asie. La preuve en est son ouvrage « Le massacre des Indiens[3] » dans lequel il relate ses mois passés au Brésil dans la réserve d’Indiens des frères Vilas Boas. Tout le monde sait ce qu’il est advenu des Indiens d’Amérique du Nord, décimés[4] par les Yankees épris d’absolu et de liberté. Les derniers Indiens sont toujours dans leurs réserves, prêts à divertir le touriste émerveillé de rencontrer les peaux-rouges des westerns des John (Ford, Huston ou Wayne). Mais d’autres finissent par disparaître, plus au sud, dans l’indifférence, au cœur du Brésil, dans cette Amazonie charmante et terrifiante à la fois.

« Le plus grand far-west du monde »

Leur Amazonie, depuis l’arrivée des Européens, au XVIè siècle. Pourquoi ? Massacrés, ils ont du fuir. « Le sang de tous les Indiens depuis le début de l’épopée [sic] a été absorbé par le sol. Les survivants ont reculé toujours plus loin, vers la grande forêt, la terrible forêt amazonienne, la plus vénéneuse, la plus pestilentielle du monde. De ces Indiens, il y en avait jadis jusque sur le Pain de Sucre qui domine Rio de Janeiro, la ville cosmopolite des Blancs, la ville magique des Noirs, où un Indien ne pourrait être maintenant qu’en spécimen de musée ». Ce sont ces Indiens-là que Bodard l’intrépide va rejoindre dans ce qu’il appelle « le plus grand far-west du monde, au cœur des ténèbres et de la barbarie ». En retraçant le mode de vie et l’histoire des

Indiens, c’est celle peu glorieuse du Brésil qu’il dénonce. Les Indiens brésiliens ont eu à subir trois vagues de populocide[5], la première avec les Espagnols et les Portugais aux XVIè-XVIIè siècles ; celle du XIXè lors de la découverte de « l’or noir » : l’hévéa (le caoutchouc) ; enfin celle qui a débuté vers 1940 et qui se poursuit, dans laquelle sont perpétrés tous les crimes prévus par le code pénal brésilien : génocide, liquidation de peuplades entières, mitraillages par avions, épidémies provoquées par des présents de linge infectés de bacilles, cadeaux d’aliments empoison-nés, bonbons à l’arsenic donnés aux enfants, sans compter la réduction à l’esclavage des survivants, la prostitu-tion des femmes, le vol de terres indiennes. Les deux maîtres mots de cette situation sont atrocités et trafics. « Et moi, je me rends là où sont les Indiens rescapés. Ceux sauvés par les frères Vilas Boas dans leur réserve du Xingu. Ceux qu’ils ont pacifiés par leur méthode de la douceur et qu’ils conservent dans un primitivisme légèrement amélioré. Des gens vivant trois mille ans avant Jésus-Christ mais qui connaîtraient la bicyclette, le fil de pêche en nylon et la casserole. Pas de Bible surtout pour les frères Vilas Boas[6]. Il s’agit de garder les Indiens à peu près tels qu’ils sont, car tout les tue : non seulement les balles des aventuriers, mais aussi la civilisation avec ses microbes, ses alcools et même sa philanthropie. »

L’impossible cohabitation

Bodard résume en ces quelques lignes le but de son livre. Dans une région grande comme la Bretagne (22 000 km²), par un décret présidentiel de 1961, les frères Vilas Boas, Orlando et Claudio, sont devenus les maîtres de « leur » réserve : mille deux cent Indiens, un avion, un tracteur, une pompe, trois groupes électrogènes, quelques stocks de médicaments, de munitions et de vêtements. Là, ils prolongent l’existence d’une vingtaine de races, chacune un résidu, avec sa propre langue, chacune un groupuscule de quelques dizaines d’indi-vidus tout nus, vivant dans leurs villages respectifs. « Curieux Eden où il est interdit aux hommes du XXème siècle de pénétrer pour ne pas contaminer les Indiens. Il m’a fallu, note le journaliste, ob-tenir un permis spécial et très exceptionnel pour y avoir accès. » L’épo-pée des deux[7] frères Vilas Boas nous interroge sur la façon d’aborder non seulement les Indiens mais et surtout tous les peuples, dits « en retard ». Sur qui et par rapport à quoi ? Sommes-nous plus heureux, avec tout notre machinisme ? « Ces bons sauvages, qui ne font de mal à personne, sont condamnés. Les pasteurs, les chercheurs d’or, les techniciens, (…) tout un peuple poussé par le « dieu » profit, ne comprennent pas que des hommes, des femmes refusent la civilisation. » N’en sont-ils pas moins hommes, malgré des us et coutumes incompréhensibles à notre entendement ? C’est le problème de la colonisation, appelé de nos jours village planétaire, sous son angle ethnologique et anthropomorphique qui est posé ? Au nom de quoi et de quel droit devons-nous porter notre savoir aux sauvages ? Chaque peuple ne dispose-t-il pas de sa liberté pour progresser vers la connaissance ? N’y a-t-il pas plus tôt à avoir intérêt à préférer le bien-être au bien vivre, sa liberté au mirage du progrès[8] ? Les frères Vilas Boas n’ont sans doute pas raison dans leur démarche, même si elle est sincère. Adepte du positivisme d’Auguste Comte et suivant les principes du maréchal Rondon[9], un soldat philosophe et mathématicien du début du siècle, qui a apporté à la civilisation brésilienne les immensités les plus lointaines de l’Amazonie, simplement en faisant planter des poteaux télégraphiques dans les solitudes nationales, les deux frères croient avant tout à la bonté des hommes. Ils ne veulent pas qu’on conquière les terres inconnues de l’intérieur comme avaient jadis les Américains chez eux –par le sang et le massacre des peaux-rouges. Ils veulent, au contraire, permettre aux diverses tribus de survivre. Ainsi celle des têtes tondues, provenant d’Indiens esclaves échappés qui se mettent des perruques blondes ; celle des Indiens bravos, qui ont été conçus par les Blancs d’il y a deux, trois ou quatre siècles avec des Indiennes forcées et qui sont « des hommes qui se sont perdus dans la nuit des temps, dans la nuit des forêts et sont revenus à l’état primitif » et qui ont constitué des tribus sauvages ; celle, plus extraordinaire, des Acurinis ou Indiens blancs, des sauvages à peau claire, aux cheveux roux et aux yeux bleus, au corps bien proportionné ; celle enfin des Indiens noirs, issus d’esclaves africains qui se sont échappés au XVIIIe siècle des mines d’or ; et de tant d’autres, toutes issues des malheurs du temps !

Le sang comme entrée dans l’histoire

Avant le XVIe siècle, les Indiens sont absents de l’Histoire. Leur entrée sonne, pour eux, comme le début de la fin. A l’époque, comme aujourd’hui, les Indiens sont en dehors de notre monde, de notre temps. Mais il s’est révélé impossible de les y faire entrer comme producteurs, comme esclaves, comme n’importe quoi. Ils ne comprenaient que la liberté totale. Plutôt que de travailler, ils préféraient mourir. Ils mouraient ou on les mettait à mort. « Autrefois, il y en avait trois ou quatre millions au Brésil. Comment en reste-t-il ? A peine deux ou trois cent mille dans le pays entier. » Un père jésuite s’indignait dès 1640 : «  si l’on pense que l’Amazone est le plus grand des fleuves du monde, je dis que la soif du sang est plus grande que le fleuve. » C’est ce goût du sang, c’est la chasse à l’homme et à la pépite d’or qui va reculer « la frontière, ce qui allait servir de frontière. C’est ainsi que le Brésil s’est fait. C’est la traque aux Peaux-Rouges qui lui a donné son immensité actuelle. » Mais pourquoi tant de haine ? « Quel est le mystère des Indiens, celui qui fait d’eux fatalement des victimes ? se demande Bodard. Ils ont la beauté des corps, le sens du beau, de l’art même, au sein de leur vie primitive. Ils ne vivent que pour une liberté totale, sans contrainte, faite à leur convenance. Leur malheur, c’est que ce degré de liberté apparaît comme toujours comme un défi (…) Pour eux rien n’a de sens, ni la propriété, ni l’argent, ni Dieu, ni aucune espèce de notion de morale, ni le sens du bien et du mal. [Ils] sont au dessus de tout cela. C’est ce qui enrage les Blancs, cette liberté naturelle que rien ne peut entamer. Ils sont encore Indiens dans les pires déchéances, ils sont encore Indiens dans la résignation et la mort. » Un répit leur est accordé. L’arrivée des Noirs, qui vont travailler à leur place, leur permet d’être oublier, ainsi que l’Amazonie, pour un temps. Jusqu’en 1850. Jusqu’à « l’éblouissement du latex ». La demande est formidable, car seule l’Amazonie produit la sève miraculeuse. Celle provient du « bois qui pleure », cahuchu. Nom indien. Produit indien. Qui aurait pu imaginer que cette gomme dégoûtante allait être la cause de la seconde grande liquidation des Peaux-Rouges, au début du XXe siècle ? Pour cela, il avait fallu que l’effroyable cahuchu devienne le caoutchouc tellement précieux. L’exploitation va durer jusqu’en 1913, jusqu’à ce que les pousses plantées par les Anglais à Singapour entrent en production. Alors, le sang des Indiens et le sang des hévéas retomba sur la tête des milliardaires. C’en est fait de la prospérité amazonienne et de la ville nouvelle de Manaus, qui sombre dans la ruine. C’est au tour de Singapour d’être la cité des milliardaires, en plein boom jusqu’à l’apparition du caoutchouc synthétique. Ainsi les Indiens redevinrent à peu près libres pendant leur « entre-deux-guerres » jus-qu’en 1941,  lorsque les Américains revinrent chercher le latex, les plantations anglaises étant sous le feu des Japonais. Ce combat contre les Indiens, ininterrompu depuis soixante ans, les asphyxie. La cause de ces massacres-là ? « Pas un Eldorado, pas uniquement la notion de richesses et de cupidité. Mais le monde moderne, simplement le progrès. Toutes ces forces complexes, contradictoires, toutes puissantes, qui constituent la marche vers l’Ouest, l’occupation du Brésil par le Brésil. Et éventuellement par d’autres pays, à commencer par les Etats-Unis. » Il est vrai que ces derniers sont plutôt expert en la matière…

Le XXIe siècle tombeau des Indiens ?

Mais alors, que faire des indiens si la liberté en réserves ou le contact avec la civilisation leur sont tout autant néfaste ? Et comment survivront-ils, si ce n’est dans l’imaginaire collectif, comme en témoigne le cinéma où la présence d’Indiens est un symbole comique, notamment dans Le jaguar de Weber ou Un Indien dans la ville, avec Lhermitte et Timsit, quand ce n’est pas dans des publicités pour une banque ? Bodard ne se fait aucune illusion : « Combien de temps cela durera-t-il ? La loi du progrès est inexorable. Les Peaux-Rouges font obstacle à la civilisation. Qu’ils meurent tous. Personne ne le dit. Tout le monde le pense. (…) C’est la civilisation qui les tue ». Conclusion digne des Tristes Tropiques de  Claude Lévi-Strauss (publié chez Plon en 1955) et aussi de l’introuvable et anticonformiste (déniché enfin en Belgique à un prix dérisoire et avec dédicace !) Journal peau-rouge de Jean Raspail (publiée vingt ans plus tard), que notre Patagon national aurait pu intituler : être Peau-Rouge le monde des Blancs.

Reste que le cauche-mar indien est toujours d’actualité, notamment avec la révolte « néo-zappatiste » des hom-mes de Marcos qui demande simplement le droit d’exister pour les Indiens Mexicains. Le problème reste posé, et la réponse est peut-être la disparition de l’Indien… dont « la caractéristique [est] la joie. La plus simple, celle d’exister, celle de vivre. Il est satisfait d’être, c’est tout. » Merci Lucien de nous l’avoir remis en mémoire. Merci pour tous tes témoignages, notamment ceux sur la Chine, ton pays natal, que tu aimais et qui ne mérite pas son destin actuel. Maintenant, toi aussi, tu peux « dormir. Dormir  pour les hommes de notre temps, nos ennemis et nos camarades, pour les bêtes et les choses de notre vieille civilisation. » (Pierre Mc Orlan à Henri Béraud).

Noël 1950 en Indochine :

« (…) A quelques mètres derrière de Lattre et toutes les personnalités officielles, la couche anonyme des êtres. Une foule immense prie avec une ferveur désespérée. C’est la masse la plus humble qui remplit cette église faite pour elle, pour les dernières classes du peuple innombrable de l’Asie, quelques soldats du Corps expéditionnaire de différentes armes et de différentes races (…). Mais les modestes militaires et les jeunes anonymes sont tendus dans la même supplication. Celle de gens qui voient la mort, qui lancent le même appel au Dieu des dangers et des secours. Tous implorent protection, les têtes cognant le sol en béton, mains crispée et lèvres murmurantes. Une vision du Moyen Âge. (…) Cette foi extraordinaire, c’est la peur sublimée. Comment ne pas penser à ce qui se déroule au même moment dans les ténèbres du delta ! Les chrétientés des villages célèbrent des messes mystiques dans des églises fortifiées, le curé jaune prêchant la haine des « païens communistes », les femmes accroupies appelant à la vengeance. (…) Les garnisons des postes français, elles, n’ont pas eu de messe. Cette nuit de Noël, il n’a été question d’aucune trêve (…) » in L’aventure

Pierre Mac Orlan et les correspondants de presse :

« […] Quand je viens de lire un livre [de correspondants de guerre], à l’heure des pipes familières, une scène se groupe par magie. C’est dans la Lumière qui s’éteint, de Kipling. Les correspondants de guerre sont réunis dans l’atelier de Dick, devant le fox Binkie qui attend qu’on lui fasse des blagues. Il y a là Torpenhaw… je veux dire, il y a là Béraud, Kessel, Tudesq, Roubaud, Londres, Le Fèvre, Helsey… tous les grands professionnels de l’aventure sociale. Désabusés, enthousiastes ou résignés devant l’inconnu des horaires, ils estiment à leur valeur exacte les quatre ou cinq mots d’un coup de téléphone qui va les expédier, en pleine bagarre, aux lieux où l’humanité soulève sa croûte et rompt provisoirement quelques-unes de ses traditions. Des images naissent et meurent avant même qu’il soit possible de les fixer. L’émeute s’est entrouverte afin de laisser passer les informateurs. Des mots usés par les poètes et devenus doucereux et trop tendres reprennent une force neuve et leurs tissus se raffermissent dans le sang des hommes. Les grands correspondants de presse, penchés sur l’indicateur des trains et des paquebots, pétrissent le monde entre leurs doigts comme un masque en caoutchouc : les distances se rapprochent et il n’y a plus rien d’inaccessible, si ce n’est la pensée d’un homme d’apparence modeste, en marge de tous les grands itinéraires du monde ».

 [1] Intégralement publié chez Grasset.

[2] Publiés chez Gallimard de 1963 à 1967 ; chez Folio, en cinq volumes en 1973 : les trois titres précédents, ainsi que L’illusion et L’épuisement.

[3] Publié chez Gallimard en 1970, puis  avec une suite iconographique chez Jules Tallandier la même année.

[4] On estime à 80 millions la population indienne nord-américaine au début du XIXe siècle.

[5]J’emprunte, avec anachronisme, ce terme à Reynald Seycher, qu’il applique au génocide vendéen, in Le génocide franco-français : la Vendée-Vengé, PUF, 1985.

[6] Sur les méfaits de l’évangélisation protestante sur les Indiens d’Amérique, voir La nuit commence au cap Horn, de Saint Loup, Plon, 1954, et Jean Raspail, Qui se souvient des hommes ? , Robert Laffont, 1990.

[7] Un troisième, Léonardo, était décédé depuis longtemps, du cœur.

[8] À ce sujet, voir Les mirages du progrès, André Bonne, 1997

[9] « Rondon, écrivait Claudel, m’a donné l’impression d’une figure d’évangile ».

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