Une première édition de La Louve et l’agneau, publiée du vivant de l’auteur, en 2007, m’avait échappé. Je me rattrape avec l’édition de poche publiée en 2018 par Albin Michel (220 p., 8 euros).
Le professeur Jerphagnon (1911-2011), au soir de sa vie, voulut mieux saisir la mentalité des chrétiens de l’Empire romain et des fonctionnaires « païens » qui leur faisaient face, tantôt légionnaires, tantôt lettrés, voire philosophes. C’est une chose de connaître en érudit tous les textes de Cicéron et saint Augustin, de Platon et de Plotin. C’en est une autre de comprendre les comportements, d’entrer dans les mentalités, d’imaginer les discussions quotidiennes. En passant par le biais d’une création romanesque, Jerphagnon a tenté d’y parvenir. Il tient donc le journal intime d’un légat imaginaire d’une région de la province d’Afrique, au moment (l’année 258) où un décret des coempereurs Valérien et Gallien a relancé la persécution des chrétiens. Ce Caius Macrinius Decianus lui ressemble, évidemment. Il ressemble aussi à la nouvelle image de couverture, bien choisie : le Constantin rêveur peint par Piero della Francesca.
Huit chrétiens ont été arrêtés à la sortie d’une réunion. Les trois plus excités se sont déballonnés très vite et ont sacrifié aux dieux. Deux autres meurent en cours d’« interrogatoire » prolongé… Restent un vieux Grec, une jeune femme d’origine plus nordique, et l’évêque Agapius. Iront-ils jusqu’au martyre ? Le légat Macrinius les y poussera-t-il ? les sauvera-t-il ? Je ne déflorerai pas le dénouement, qui réserve des surprises. Même si, jusque-là, l’intrigue est assez « téléphonée », pour parler grec plutôt que latin : on comprend vite ce qu’il adviendra du brave Rufus, préfet de cavalerie, et de la fillette du centurion Arminius, le Gaulois borgne (tiens, tiens…) chargé de mettre à la question les suspects.
Ni Monteilhet, ni Chateaubriand
Il y a longtemps que je ne lis plus les romans qu’en diagonale. Tant de paille pour si peu de grain ! Celui-ci pourtant, j’en ai lu attentivement chaque page. Il s’agit tout de même de questions qui nous passionnent, traitées par un homme qui les a étudiées pendant soixante-dix ans : qui étaient nos ancêtres dans la foi ? Qu’avons-nous de commun avec eux ? Pourquoi leurs contemporains lettrés et parfois de bonne volonté se sont-ils opposés à eux ? Les uns et les autres ont-ils pu imaginer un peu la suite ?
Jerphagnon parvient à ne pas dévier de son sujet, sans toutefois ennuyer, car il a mêlé quelques détails concrets, esquissé des caractères (la nostalgie du légat pour Rome s’inspire-t-elle de la sienne propre pour Bordeaux ?), introduit sous forme plaisante bon nombre de brèves citations d’auteurs anciens (il est dommage que l’éditeur n’en donne pas le texte grec ou latin, du moins la référence ; j’ai retrouvé celle d’Euripide : les vers 195-197 d’Hippolyte Porte-couronne ; inutile de chercher les prétendus vers d’Hermippos, qui n’a laissé que de la prose…).
Est-ce absolument convaincant ? Non, car… les femmes sont absentes (hors la jeune chrétienne), et les fonctionnaires lettrés un peu trop modernes : ils font de l’histoire des religions, et sont exempts, comme de bons savants d’aujourd’hui, de toute superstition. Mais Jerphagnon est plus près que d’autres de la réussite, surtout parce qu’il évite de trancher ou d’apologiser (comme disent les Anglais), laissant la porte ouverte à la méditation. On note qu’habilement il a évité de marcher sur les traces de Bulwer-Lytton, Sinkiewicz ou Monteilhet, en choisissant, outre la concision, le IIIe siècle dans une province lointaine, plutôt que Rome au premier siècle. Et nous sommes quarante ans avant la persécution de Dioclétien choisie par Wiseman pour Fabiola, avant lui par Chateaubriand pour Les Martyrs (« Je n’ai jamais retenu les vers de Lamartine, disait Dom Guéranger, mais je savais Les Martyrs par cœur »).
Un siècle donc avant la naissance d’Augustin, dont Jerphagnon a édité les œuvres en trois volumes de la Pléiade (1998-2002), couronnant ce travail par un Saint Augustin illustré dans la collection « Découvertes ». Mais, pour compléter La Louve et l’agneau, on lira plutôt Les Premiers Chrétiens d’Annie Jaubert (1912-1980), dans la collection « Microcosme », autre petit volume très bien illustré, et toujours pertinent.
Robert le Blanc – Présent