De Maurice Garçon à Jean Zay

 

Voici enfin le Journal de Maurice Garçon (1889-1967), ou du moins de copieux extraits couvrant les années de guerre 39-45 (1). Et la panthéonisation de Jean Zay (1904-1944) a suscité quelques volumes. Occasion de revisiter sans manichéisme une époque violente.
Maurice Garçon est un animal à sang froid, que ses confrères n’aimaient pas beaucoup. Il est vrai qu’il les délaissait un peu pour des tentatives de théâtre et de littérature qui, à défaut de grands succès, lui amenèrent beaucoup de clients… et lui valurent une élection, minutieusement préparée, à l’Académie française en 1946. Fils d’un éminent professeur de droit d’origine poitevine, et petit-fils d’un grand magistrat de Douai par sa mère, il y a une faille dans son cursus : ce grand gaillard d’1 m 90 n’a pas fait la guerre de 14, réformé deux fois (« trop grand de taille, trop étroit de poitrine »). Ses positions sont très proches de la franc-maçonnerie (notamment un anticléricalisme discret mais constant), et pourtant il n’en était pas, s’en moque même légèrement, préférant son cercle des XV-XX : 15 à 20 convives cooptés, parmi lesquels beaucoup de hauts fonctionnaires, souvent administrateurs de théâtres et de musées (car il s’intéresse aussi à la peinture), et deux écrivains, Fernand Gregh et le pittoresque Claude Farrère.

En 1931, dix ans après son mariage, il a acheté le château de Montplaisir à Ligugé, où il ne se laisse pas marcher sur les pieds par ses fermiers. En 1940, c’est très vite un anti-pétainiste, discret mais constant là aussi, et prêt à gober tous les ragots contre le Maréchal (« ancien cagoulard », etc.). Toutefois, il n’aime pas non plus De Gaulle. Pour les mêmes raisons que le « philosophe » Alain qui, en 1944, préférera Staline (et l’écrira !) à cet aristo « clérical ».

Il n’est pas totalement hostile à la peine de mort, nécessaire selon lui dans certains cas. Il renvoie dos à dos les « démonstrations oratoires » de Reboul et d’Isorni lors du procès de Brasillach, mais il sait bien que les jeux étaient faits, et il ne commente pas l’exécution. Georges Mandel en 1941, Jérôme Carcopino en 1944, le choisissent comme défenseur ; aucun des deux, on le sait, ne sera jugé. Mais, en juin 1943, il a sauvé la tête de Georges Arnaud (le futur auteur du Salaire de la peur, accusé de parricide) et en septembre celle de Jean Gautier, le plus jeune des cinq assassins du Dr Guérin (collaborationniste) à Poitiers. Un an plus tard, en septembre 1944, il est de nouveau à Poitiers et note : « On a tondu environ 80 femmes, dont deux erreurs. (…) A Chaunay, les maquisards ont exécuté le maire Thomas, sa femme, sa fille et un jeune homme. (…) Je rencontre le jeune Gautier, mon client de l’an dernier, qui me raconte qu’à Lussac il a fusillé ce matin un milicien. Ce petit-là prend trop goût à tuer. » Le 21 février 1945, il reçoit l’amiral Auphan, qui prépare sa défense dans la clandestinité.

Son Journal est très discret sur son épouse ; les annotateurs aussi. On voit apparaître ici et là ses enfants. Il interdit à l’aîné de participer à la manifestation du 11 novembre 1940. Il se désole de voir les deux autres tout occupés à leur prochaine surprise-partie alors que la France est dans l’abîme. On se croirait là dans Le Chemin des Ecoliers de Marcel Aymé (qui paraîtra en 1946).

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Zay, confrère de Garçon
On peut aborder Jean Zay (1904-1944) par l’album hagiographique que viennent de lui consacrer deux universitaires socialistes, Antoine Prost et Pascal Ory ; il se trouve dans toutes les bibliothèques publiques (2). Il est intéressant pour quelques documents et précisions. Le nom de Zay serait une transcription de l’allemand See (mer, lac), le grand-père de Jean Zay étant un juif alsacien qui choisit la France en 1870. Sa mère, née Chartrain, était protestante, et lui-même s’est marié au Temple avec Annelet Oulif (dite Madeleine Dreux). Prost et Ory ont beau se battre les flancs, il leur faut bien reconnaître que le bilan du ministre de l’Education de 1936-1939 est médiocre : classes de sport expérimentales, sixième d’orientation, scolarisation portée de 13 à 14 ans… Ils attribuent cette médiocrité (surtout par rapport à « Vichy qui eut la redoutable efficacité des dictatures », et qu’ils sont ainsi obligés de saluer !) au fonctionnement de la IIIe République. Zay lui-même reconnaissait en septembre 39 : « Si la vie politique se rétablissait, je ne pourrais plus supporter que ce soit dans la même forme débilitante. »

On trouve dans le Journal de Maurice Garçon plusieurs pages sur son jeune confrère Zay, qui était plutôt rigolard, pas du tout un physique de héros et de martyr : « Il n’était pas sans talent. Il avait une bonne tête hilare de comédien de province aux joues bleues. » Me Garçon affronta le ministre sur un « projet idiot » qui révoltait éditeurs et libraires : maintenir à perpétuité les droits d’auteur et les virer au domaine public, une fois écoulé le délai imparti aux héritiers.

Le 5 octobre 1940, quand Zay est condamné à la déportation, Garçon trouve cela « abusif », mais ajoute : « C’était un juif un peu encombrant dont on avait eu le tort de faire un grand maître de l’Université. Tout son entourage prit des prébendes [l’organigramme du Ministère confirme un peu la chose : Marcel Abraham, Georges Huisman, etc.]. Combien de chrétiens en firent autant ? » Garçon dit aussi : « Zay est vraiment le malchançard. Avoir eu mille histoires pour avoir à 18 ans écrit un poème idiot sur le drapeau. Avoir surmonté cela, s’être maintenu ministre… et finir ainsi. »

Maurras et Zay rue de Verneuil
On a réédité en 2010 le journal que Zay a pu tenir de son côté, secrètement, dans sa cellule de Riom (3). On y trouve ses souvenirs de député radical et de ministre (bon portrait de Caillaux, admiration plutôt sotte pour Herriot), des notes de lecture… Sa critique la plus intéressante est celle du livre que Maurras publie en 1943 chez l’éditeur lyonnais Lardanchet : La Contre-révolution spontanée.

Zay a rencontré Maurras en 1926, il a été quasiment son voisin rue de Verneuil entre 1932 et 1936 (anecdotes amusantes chez le coiffeur). La Contre-révolution spontanée, écrit-il, est une fanfaronnade. Maurras se vante de ses succès entre 1920 et 1938 parce qu’« il faut se hâter de chanter victoire quand on sait le succès fugitif ». L’analyse n’est pas sans finesse, la conclusion souligne un paradoxe de cette période : chaque position politique repose sur un pari, et les gens lucides le savent ; dès 1943, ceux qui ont misé sur les Anglo-Saxons sont plus optimistes que ceux qui soutiennent Vichy ou l’Allemagne, et parfois moins exposés : en septembre, c’est Malraux (et sa compagne Josette Clotis) qui propose au collaborationniste parisien Drieu La Rochelle de l’héberger en Corrèze, et non l’inverse ; l’hebdomadaire Présent (dirigé à Lyon par Jean Mistler, radical penchant à droite), qui arborait en manchette une phrase de Pétain, la remplace par celle de Napoléon : « Depuis Clovis jusqu’au Comité de Salut public, je me sens solidaire de tout. » Le 3 septembre, De Lattre de Tassigny s’évade de la prison de Riom ; Buffet, directeur de la police, et son supérieur Bousquet, secrétaire général à la Police, deux hommes venus de la gauche, font renforcer le régime pénitentiaire ; le 7 octobre, Jean Zay n’a plus les moyens de tenir ou de communiquer son journal, qui s’interrompt définitivement.

Zay est abattu par des miliciens près de Vichy le 20 juin 1944. Buffet est fusillé à Vichy même, le 31 octobre 1944. René Bousquet, qui avait souvent croisé Jean Zay, tous deux servant Albert Sarraut en 1938-1939, restera près de cinquante ans un des conseillers et financiers occultes de la Gauche, et sera lui aussi abattu, en juin 1993.

(1) Journal, Les Belles Lettres/Fayard, mai 2015, 704 p., 35 euros.

(2) Jean Zay, Tallandier, mai 2015, 168 p., 25 euros.

(3) Souvenirs et solitude, 1946 (éd. de poche Belin, 566 p., 10 euros).

Le n° 1 de l’hebdomadaire Présent, 24 décembre 1941.

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Armand Mathieu – Présent

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