Ancien journaliste, ancien membre des services de renseignement français, Claude Moniquet a cofondé et codirige l’European Strategic intelligence and Security Center, une société de renseignement privé et d’analyse du risque lié à la violence politique et au crime organisé. Il décrypte, pour Politique magazine, la nature d’une menace d’une ampleur rarement égalée.
Quels dangers le conflit syro-irakien fait-il courir à la France ?
Le premier concerne la sécurité de nos compatriotes à l’étranger : touristes, personnel humanitaire, diplomatique ou militaire. Le deuxième est lié au retour des djihadistes français sur le territoire national. Des terroristes aguerris par leur passage dans les brigades salafistes de Syrie et d’Irak peuvent être tentés de fomenter un attentat à leur retour comme ce fut le cas de Medhi Nemmouche à Bruxelles. Enfin, le troisième risque tient à la fascination qu’exerce l’état islamique sur les consciences dans certains quartiers des villes occidentales. Les vidéos de propagande de Daesh qui circulent sur le Net et dont les musulmans salafistes se gavent à longueur de journée sont inouïes de violence et de cruauté. Des jeunes gens psychologiquement fragiles et en perte de repères identitaires, fascinés par la violence de ces images, pourraient décider de passer à l’acte d’une façon isolée. L’assassin de Toulouse, Mohammed Merah, illustre parfaitement ce dernier cas.
Le risque terroriste est-il aussi important qu’on le dit ?
Les spécialistes du terrorisme estiment que nous sommes face à la crise sécuritaire la plus grave de ces 30 dernières années. Les organisations salafistes disposent de ressources financières colossales, grâce notamment aux puits de pétrole qu’elles contrôlent en Syrie et en Irak. Les estimations des moyens financiers de l’état islamique sont de l’ordre de plusieurs milliards de dollars. En comparaison, Al-Qaïda ne peut compter « que » sur quelques centaines de millions de dollars de ressources.
Combien de ressortissants français recense-t-on sur le terrain ?
Il y aurait actuellement, d’après les chiffres officiels, environ 1 000 ressortissants français partis faire le djihad en Syrie et en Irak. Beaucoup d’observateurs estiment cependant que ce chiffre est largement sous-estimé : il faudrait, en réalité, le multiplier par deux. évidemment, cela multiplie les menaces potentielles. Une menace sans commune mesure avec ce que l’on a pu connaître, par exemple, dans les années 1990 quand le procès instruit par le juge Bruguière avait mis au jour une filière du GIA (Groupe islamique armé) impliquant, en France, moins de 200 personnes… En somme, nos ennemis sont plus nombreux, plus incontrôlables et plus riches qu’ils ne l’ont jamais été. C’est du jamais vu !
Nos services de renseignement sont-ils à la hauteur ?
Ils sont armés pour contrecarrer les menaces terroristes « classiques ». Du renseignement au parquet en passant par la police, les services français sont excellents dans leur domaine. Notre système est rodé et a fait ses preuves. Il a même été imité dans d’autres pays. En revanche, face à la menace actuelle, mouvante et insaisissable, située parfois au cœur même de nos villes et de nos quartiers, leur travail est beaucoup plus délicat. Les djihadistes mettent les services de renseignement et de sécurité face à un véritable défi.
Nos services sont donc dépassés pour affronter pareil ennemi ?
Des erreurs ont été commises, notamment la fusion des Renseignements généraux avec la DST. Les RG avaient une connaissance parfaite du terrain. Cet instrument est désormais cassé, ce qui est dommageable car la mémoire est le bien le plus précieux du renseignement : en modulant et en « dispatchant » les effectifs, elle se perd peu à peu. La priorité devrait donc être portée sur le retour sur le terrain. Un agent de renseignement doit rester dans un lieu durant plusieurs années et se fondre dans le paysage afin de collecter un maximum d’informations. à l’échelon supérieur, la collaboration entre services des différents pays est également primordiale. Il s’agit de créer des liens d’amitié et de confiance entre les agents et les services qui permettent à l’information de circuler et de prendre les bonnes décisions, rapidement et au bon moment.
Avons-nous affaire à des cellules organisées ou à des individus isolés ?
Preuve que notre renseignement n’est pas si dépassé, on sait que les services ont déjoué une centaine d’attentats depuis 2001. Comment ? En traquant et en détruisant les réseaux. De fait, un réseau, constitué par définition de plusieurs individus, est plus facile à mettre hors d’état de nuire qu’un individu agissant seul. Les terroristes le savent et c’est ce mode opératoire qui est en passe de devenir la norme. Al-Qaïda avait creusé le sillon, dès 2010, en lançant la revue Inspire au Yémen. Cette publication en anglais, destinée à un public international, promouvait le djihad individuel. L’une de ses premières livraisons avait pour titre : « Comment fabriquer une bombe dans la cuisine de ta maman ». éloquent, non ?
Comment peut-on lutter contre ces nouvelles formes de terrorisme ?
Il y a trois niveaux d’action possibles. Le premier consiste à empêcher les individus de partir. Encore faut-il repérer, en amont, les candidats au djihad. De toute façon, la mesure d’interdiction de quitter le territoire me paraît absurde. Un terroriste potentiel pourrait tout à fait déposer une plainte devant la Cour européenne des droits de l’homme pour atteinte à la liberté…
Le deuxième levier d’action réside dans le démantèlement des réseaux de recrutement. Entre le premier contact sur Internet et l’arrivée en Syrie, un candidat au djihad est forcément amené, à un moment ou à un autre, à rencontrer un recruteur. D’où l’importance des agents de renseignement sur le terrain…
Enfin, plus classiquement, il faut bloquer les retours des jihadistes par des opérations militaires en Syrie et en Irak, en bombardant par exemple les lieux où ils sont formés au combat. C’est ce que font, en ce moment, les Américains. Pour ceux qui reviennent dans leur pays d’origine, un passage obligatoire par la case prison est indispensable. Actuellement, la justice privilégie pour eux la liberté surveillée… qui ne l’est jamais vraiment. Avec les risques que cela comporte pour l’ensemble des citoyens.
Néodjihadistes – Ils sont parmi nous, de Claude Moniquet, Jourdan éditeur, 313 p., 18,90 €.