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Gaëlle Chamarande
Georges quitta le café Sésino aux mille lumières et au brouhaha incessant pour rejoindre la mer qu’il n’avait pas vue depuis longtemps. Comment allait-elle cette mer chère à son cœur ?
Il se dirigea tout droit vers elle, sans regret. Il laissait derrière lui la ville et son réalisme quotidien : Madeleine qui le trompait, son frère Fernand qui ne cessait de lui demander de l’argent, son tailleur qui ne voulait plus lui faire crédit, son agent artistique qui passait ses journées à boire de l’absinthe à la taverne Guillaume en se prenant pour un poète.
Il s’éloigna de la rue du Chêne, la rue de son premier baiser. Il passa devant le Palais de Justice et s’y arrêta un moment pour se recueillir : son père y était juge. Un bon juge impartial, taillé dans du marbre.
Il continua à avancer pour mieux fuir les habitations, les gens. Pour aller chercher un peu de mystère.
Et c’est là qu’il la vit : la mer qui reluisait sous une lumière d’or, la mer au ressac éternel, la mer qui répond et qui ne pose pas de questions.
Il longea la plage, se félicitant d’avoir délaissé les cafés tapageurs, le grondement de la ville, les bourgeois fats et gras, les petites gens mesquins au gros nez, les filles faciles et le succès qui n’arrivait pas.
C’est alors qu’il la vit : la place Memling. Là, bien installée sur le sable, toute proche de la mer. C’était bien elle avec son grand parvis et son architecture en escalier. C’était bien elle, mais elle était devenue étrange et inquiétante. Abandonnée. Fouettée par le vent comme elle ne l’avait jamais été. Sauvage, libérée des passants. Qui l’avait déplacée ?
C’était stupéfiant. Il se remémora le nombre de verres bus au café Sésino : deux, il avait bu deux verres de rouge. Il n’était donc pas saoul. Et il n’était pas fou.
Il était Georges Feyder, trente ans, poète raté et écrivain maudit réussi. Il se tâta : c’était bien lui. Et c’était bien la place Memling. Sans son horrible statue prétentieuse représentant le peintre Fernand Khnopff. Plus de statue donc, mais un socle blanc qui semblait attendre une autre statue.
Et puis un escalier invitant à entrer dans les lieux. Mais pour y faire quoi ? Pénétrer dans l’antre de la mort ? La demeure semblait s’enfoncer dans le sable et la mer, elle croulait sous ses ornements, sous une grisaille belge que Georges connaissait bien. Il avait quitté la ville pour retrouver la mer. Il retrouvait la ville envahie par la mer. Une ville endormie. Perdue dans un espace infini, un vide impossible à combler. La place semblait être le miroir de sa propre désolation et en même temps le fait qu’elle se trouve là lui redonnait de l’espoir. L’espoir qui naît face au mystère, la sensation d’être unique lorsque nous sommes les seuls témoins d’un événement étrange.
Elle sortait de la terre et semblait s’y enfoncer en même temps.
Il fallait pénétrer dans les lieux, faire le tour de cette ruine, de ce non finito.
Georges prit peur, il contempla encore et encore la bâtisse. Il avait peur de retrouver à l’intérieur les fantômes de Madeleine, de Fernand, de son commandeur de père.
Et pourtant il souhaitait prolonger cette irréalité, s’envelopper des ténèbres, de la brume. Entrer pour ressortir autre.
Il se demanda si le socle vide ne lui était pas destiné, à lui, seul spectateur de ce paysage d’un romantisme inégalé.
La place Memling était enfin ouverte, secouée par la nature et il allait entrer dans ses demeures noires imposantes et découvrir le secret de la ville.
Il gravit les marches, frappa à la porte. Un majordome lui ouvrit : « Nous vous attendions Monsieur. » Georges entra, résolu à découvrir son propre secret.