La Suède de l’immensité reste la Suède : des hommes et des femmes blonds au contact de la nature dans des maisons rouges.
Les petites villes sont atteintes par une immigration venue d’ailleurs (Roms, Africains, musulmans) apportant leurs mœurs.
Dans une cohabitation précaire.
Des milliers de kilomètres de chemins carrossables qui tous mènent à un hameau, une ferme, une maison. Des maisons de bois rouges ou jaunes, entourées de jardins soignés. Chaque maison a son mat auquel flottera, certains jours de fête, la flamme nationale bleu et jaune. En randonnant à travers les forêts, on se demande comment ces Suédois peuvent vivre à l’année longue dans cet océan de solitude organisée. Après 5, 10, 15 kilomètres sur la terre bien tassée d’une petite route, la présence d’une habitation vous sera signalée par une boîte aux lettres placée au croisement d’un chemin ; son propriétaire fait sans doute un petit kilomètre, voire plus, pour aller quotidiennement relever son courrier. Le facteur, quant à lui, conserve une mission très bucolique, et on le soupçonne de s’arrêter parfois pour cueillir quelques framboises avec une pensée inquiète pour l’hiver qui approche…
L’été est consacré à repeindre une partie de la maison de bois aux couleurs traditionnelles, ou à renforcer quelques pans de toiture. Avec le chapeau de soleil, la barque et la canne à pêche, le pinceau fait partie de la panoplie estivale. Pendant qu’il cajole sa vieille demeure, le Suédois regarde son robot Husqvarna tondre sa pelouse qui prend des allures anglaises. Dans notre maison de vacances du Smaland, les propriétaires ont installé un four Husqvarna, un réfrigérateur Husqvarna, une plaque de cuisson Huskvarna. Huskvarna, la marque nationale née au sud du lac Vättern dans la ville éponyme, est omniprésente, comme sont omniprésentes les Volvo sur les routes et les meubles IKEA dans les cuisines et les chambres. Le Suédois est si fier de son pays que même les bornes routières qui signalent les virages dangereux sont aux couleurs du pays : jaune et bleu.
Comme nous le disait un vieil artisan qui restaurait une demeure familiale du XVIIIe siècle au bord d’un lac du bout du monde, « ce pays est si beau que je ne vois plus que lui » ! Et chaque Suédois croisé au hasard d’un chemin forestier semble vouloir répéter cet adage.
Astrid Lingren (1907–2002) est l’écrivain pour enfants le plus populaire de Suède, et ses livres enracinés ainsi que les films qui en ont été tirés (inconnus en France, mais célèbres en Allemagne) continuent de captiver toutes les générations et de bercer leur nostalgie d’une société soudée, proche de la nature et riche de valeurs traditionnelles. Sa description des milieux ruraux du début du XXe siècle est humoristique et poétique. Les Suédois viennent en pèlerinage familial à Vimerby, sa ville natale, pour revivre les aventures d’Emil de Lönneberga, des enfants de Bullerbü, de Ronja fille de brigands, et de dizaines d’autres personnages dans le parc qui lui est consacré, et qui est un très bel anti-Walt-Disney.
Sur les sites touristiques, dont les très beaux clochers en bois rouges du Smaland se dressent aux côtés des églises crépies de blanc, les musées consacrés aux traditions locales ou les élevages d’élans, les touristes allemands se mêlent aux familles suédoises.
C’est le côté face de la Suède. Voici maintenant le côté pile de ce beau pays.
Dimanche 23 juillet à Sävsjö, petite ville de 5300 habitants perdue au cœur du Smaland. Le parking du petit lac qui borde la ville est désert à l’exception d’un vieux bus Volkswagen rouillé immatriculé en Bulgarie. La famille « bulgare » campe froidement devant les toilettes publiques dont elle a en ce jour l’usage exclusif, et étale au soleil le contenu crasseux du véhicule. Dimanche est jour de repos. Dès le lundi matin, je pourrai vérifier que l’un des hommes a rejoint le poste qui lui est affecté devant la supérette de Sävsjö, assis sur un petit tabouret, une sébile devant lui. Il restera en place courageusement jusqu’au soir. Vous trouverez le même (ou sa compagne, le plus souvent) à l’entrée de la supérette de Kallinge (été 2016, province de Beklinge), ou de celle de Backaryd, de Mariannelund et de tous les bourgs de la campagne suédoise. Les Roms ont monopolisé dans toute la Suède les emplois de fonctionnaires de la mendicité.
Un autre minibus se gare. En sortent deux barbus, trois femmes en tchador noir et quelques enfants. Femmes et enfants vont tremper leurs pieds dans l’eau du lac sous la surveillance des deux hommes, surveillance un peu vaine puisqu’ils sont seuls.
Samedi 30 juillet, nous passons devant le stade de Pauliström, village du Smaland isolé sur la route qui mène de Vetlanda à Mariannelund. Deux équipes de migrants s’affrontent pacifiquement au football, et leur jeu est le seul signe d’une vie publique locale.
À Ronneby, ville de 12.000 habitants dans la province sudiste du Beklinge, le marché est entièrement maghrébin. Vendeurs et acheteurs ont repeint la place à leurs couleurs.
À Bodafors, à Växjo, à Vetlanda, vous croiserez les mêmes hommes devisant devant les maisons qui leur ont été affectées ou trompant leur ennui sur les bancs de la place, les mêmes femmes en tchador allant faire leurs courses. Cherchez ces bourgs sur la carte et vous réaliserez à quel saupoudrage se sont livrées les autorités suédoises. Ce saupoudrage relève-t-il d’un parti pris idéologique ou d’une gestion comptable immobilière ? Que deviendront ces hommes et ces femmes dans des villages dénués de toute structure éducative ou sociale ? Que se passera-t-il quand le poids de l’ennui deviendra insupportable au cœur de l’hiver et de la forêt ? Veut-on vraiment nous faire croire que des fillettes portant immuablement l’habit traditionnel musulman dans le sillage de leurs parents sauront s’intégrer dans une société suédoise rurale conservatrice au sens le plus noble du terme, et qu’elles trouveront ici leur futur emploi ?
Confronté à ce contraste surprenant entre deux Suèdes qui se côtoient poliment, je suis allé consulter le site Web de l’agence suédoise de l’immigration (www.migrationsverket.se). Il nous apprend que 320.000 migrants sont arrivés en 4 ans (2013–2016). Les statistiques officielles dénombrent 50.000 naturalisations par an depuis 15 ans, ce qui est à peu près corroboré par l’accroissement de la population suédoise, passée de 8,6 millions en 1990 à 9,9 millions en 2017, alors que les familles suédoises ont un taux de renouvellement plutôt plat…
L’impact visuel, comme disent les spécialistes de l’environnement, est supérieur aux valeurs officielles présentées en pourcentage. Il ne faut cependant pas négliger le côté subjectif de cette impression visuelle quand le contraste entre deux sociétés vivant côte à côte est si fort. Je ne connais pas les grandes villes ; sans doute y trouve-t-on une fusion spatiale plus importante des deux populations et un parti pris plus mondialiste de la part des élites intellectuelles et politiques, mais l’observation des campagnes suédoises trace une frontière nette entre des migrants statiques s’arrêtant aux dernières maisons des petits bourgs et des autochtones enracinés dans les forêts ou sur des landes parsemées de lourdes pierres. Les magasins de ces bourgades isolées sont des zones frontalières dans lesquelles la froide politesse des Suédois sourit discrètement à ces migrants de première génération, calmes et encore ébahis de trouver là l’image de l’opulence.
La Suède fait partie de ces pays scandinaves initialement rudes, dénués de ressources et de richesses naturelles (hormis quelques mines dans le grand Nord, comme Kiruna, dont l’exploitation relève de l’exploit historique) et dont les habitants restèrent pauvres jusque dans les années 1950. Elle est à l’image de ses landes dont chaque génération a dû extraire les lourdes pierres et les souches pour en faire des pâturages. Même si ces gros fragments de granit se sont aujourd’hui mués en défis de haute technologie, sa société ne pourra survivre qu’au prix d’une culture de l’effort renouvelée et partagée. Le mirage de son état-providence s’est déjà éteint.
Chaque été, il faut repeindre un pan de mur, extraire quelques pierres, refaire un tronçon de chemin. Chaque été, il faut préparer l’hiver suédois.
Eric Blanc – Polémia