Le musée d’Ennery : l’alchimie d’un lieu et d’une collection (Vidéo)

 

 

Le musée d’Ennery, situé au 59 de l’avenue Foch, anciennement avenue du Bois de Boulogne, constitue en lui-même le lieu d’une déclinaison spécifique de ce goût pour l’Extrême-Orient tel qu’il se manifeste en Europe au cours du dernier tiers du xixe siècle. Il offre, aux côtés du musée Guimet et des galeries du Panthéon bouddhique, un autre reflet de l’histoire de notre rencontre avec les expressions esthétiques et culturelles d’un continent décidément inspirateur de collections insignes et d’études appelées à de vastes développements.
L’histoire qui y est évoquée, en un lieu bâti pour abriter ces collections singulières, dont nul ajout, par dispositions testamentaires, ne vint briser l’homogénéité, relève autant de l’histoire littéraire et de l’évolution du goût esthétique en France que de l’écriture d’une page précise de l’histoire de l’art.

L’esprit de collection

La personnalité des premiers propriétaires des lieux, qui furent aussi ceux qui réunirent cet ensemble d’objets, apparaît ainsi comme un élément essentiel à la compréhension de cette histoire. Préserver l’esprit dans lequel ces œuvres furent non seulement réunies mais également exposées, au fil des pièces de cet hôtel particulier, apparaît comme une clé essentielle pour une juste restitution d’un moment spécifique de l’histoire du goût et de la connaissance.
Adolphe Philippe d’Ennery (1811-1899), journaliste, mais surtout dramaturge renommé et romancier, fut l’auteur d’une production littéraire considérable, dont une petite part seulement passa à la postérité. La collection extrême-orientale doit, elle, son existence à la perspicacité et à la passion de son épouse, Clémence d’Ennery, pour les arts de la Chine et du Japon, manifestées dès avant son mariage – qui eut lieu en 1881 dans l’hôtel particulier de l’avenue du Bois – à travers le prisme d’un goût prononcé pour le fantastique et s’insérant, plus largement, au cœur du développement contemporain du japonisme. Si la collection donne aujourd’hui l’exacte mesure de cette orientation particulière, des témoignages littéraires relèvent dès 1859 la singularité des prémisses de cet ensemble, alors réunis chez Clémence Desgranges, rue de l’Échiquier, et qualifiés de « ménagerie de la fantaisie1 », en retenant alors davantage la dimension iconographique et fantasmagorique, que le réel intérêt artistique.

Une conscience patrimoniale : la donation à l’État

À ce premier noyau, dont une part provenait de la famille de Clémence et avait donc été acquise en France bien avant l’éclosion du japonisme (il s’agit notamment de boîtes en laque du Japon et de porcelaines bleu-et-blanc), vinrent s’adjoindre des acquisitions régulières effectuées jusqu’à la fin du xixe siècle chez les grands marchands parisiens alors pourvoyeurs d’objets d’art chinois et japonais. Les inventaires mentionnent ainsi les noms de collectionneurs tels T. Hayashi, S. Bing, C. Langweill, A. Sichel, les frères Pohl, mais aussi de magasins plus éclectiques tels La Porte chinoise ou Le Bon Marché. Ils permettent ainsi d’affirmer que la collection de Clémence d’Ennery puisa aux mêmes sources que celles de grands collectionneurs contemporains, tel Philippe Burty. Sur les quelque 6 300 œuvres qui constituent la collection au moment de sa donation à l’État, plus de la moitié fut achetée entre 1890 et 1898, cette intensification des acquisitions s’expliquant par le projet d’une donation à l’État, formé par Clémence d’Ennery dès 1890.

Une mise en scène architecturale

Outre le geste du collectionneur, l’ensemble témoigne aujourd’hui d’un dessein plus vaste, puisque l’hôtel particulier bâti à partir de décembre 1875 avenue du Bois devait abriter très vite, selon un aménagement se devant d’être perpétué, les œuvres de la collection entière, rassemblées progressivement à Paris depuis les résidences d’Antibes ou de Villers-sur-Mer ; ainsi, dès novembre 1890, il est fait état d’un ensemble de 3 000 pièces, exposées au cœur des appartements privés sur des meubles ou à l’intérieur de vitrines en marquèterie spécifiquement commandées à cet usage ; parmi les ébénistes qui œuvrèrent à cette « mise en scène », Viardot compte parmi les plus célèbres, et leur apport contribue à faire de cette collection, dès 1890, un véritable ensemble éloquent tant du point de vue de l’histoire du netsuke, de la porcelaine chinoise et japonaise, des masques, que de celui de l’histoire des mythes, orientaux ainsi qu’européens, témoin d’un regard sur l’Extrême-Orient transmis à travers une certaine conception architecturale. Enfin, l’intention d’un legs de la collection à l’État, exprimé dès 1892, témoigne d’une conscience réelle, précoce, de l’intérêt de celle-ci. Si Émile Guimet, d’abord saisi du dossier, comme Georges Clemenceau, qui devait être l’exécuteur testamentaire du couple d’Ennery, furent les garants et fervents défenseurs de l’intérêt exceptionnel de l’ensemble, il n’en reste pas moins que ce dernier eut à souffrir au tournant des xixe et xxe siècles, mais aussi au cours des décennies suivantes, d’une certaine désaffection.
Si la valeur intrinsèque de la collection ne fait aucun doute aujourd’hui, puisqu’elle recèle, entre autres pièces d’exception, des chefs-d’œuvre uniques de la porcelaine japonaise ou de l’art du netsuke, l’exceptionnelle et mystérieuse force du lieu réside bien dans cette double lecture, rarement offerte au public, de pans entiers de l’histoire de l’art extrême-oriental, à l’aune à la fois de nos connaissances actuelles et de l’imaginaire poétique de la fin du xixe siècle2.

 

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