Le calendrier Pirelli n’a jamais caché sa stratégie publicitaire. Comme le constructeur automobile Leyland, inventeur du concept en 1949, il s’agit de forger un lien entre la maison mère et ses concessionnaires. En préface de l’hommage aux 50 ans de «The Cal», le PDG de la firme milanaise Marco Tronchetti Provera rappelle que les capitaines d’industrie Pirelli se sont souvent doublés d’explorateurs «à l’âme subtile et excentrique». C’est dans le Swinging London que démarre l’aventure. Là, entre garçons dans le vent pop et filles en minijupes Mary Quant, bouillonne l’underground du moment. Le calendrier Pirelli sort en tirage limité de 40’000 exemplaires, hors commerce. En trois ans, sa réputation est établie.
«Les directeurs artistiques, explique le photographe Uwe Ommer, ne cesseront de cultiver ce caractère exclusif: ils collent aux vogues de la mode, engagent les mannequins qui font le buzz. Bientôt, les photographes ne seront plus invités qu’une seule fois, comme sélectionnés dans un club. A eux de reformuler la provocation, la séduction. Après tout, avoir des idées, c’est leur job, à l’instar des couturiers qui tous les six mois, présentent des collections pourtant importables mais qui ne manquent jamais de drainer l’attention.» En exergue de l’ouvrage qui célèbre cinquante ans de création, un leitmotiv: «Déshabillez-vous pour l’Histoire, s’il vous plaît». Tout un programme.
Dans une décennie flamboyante où bourgeonne l’émancipation sexuelle, Pirelli choisit le Britannique Robert Freeman pour lancer son calendrier. L’homme a immortalisé Nikita Khrouchtchev au Kremlin ou John Coltrane à Manhattan, réalisé la couverture du premier album des Beatles. En 1964 naît aussi le concept officiel du Pop Art à la Biennale de Venise. Deux ans plus tard, le réalisateur Antonioni tourne Blow Up, manifeste d’une génération. Avec ses peaux pudiques, ses paysages exotiques mauve orangé, un érotisme soft et innocent prémonitoire du mouvement hippie, la publication triomphe. Au point d’être réclamée à cor et à cri quand un chef de service la supprime en 1967. Et d’être illico reprise en 1968. La légende, entretenue chez Pirelli, dit que le Palais de Buckingham, «oublié» une année, n’a pas manqué d’adresser une protestation au fabricant de pneus.
La crise pétrolière a mis le calendrier Pirelli en veilleuse près de dix ans. Uwe Ommer est chargé de le relancer. Les temps ont changé. «Jadis, pas question de montrer un sein!» Des Bahamas aux Caraïbes, l’éloge de la fuite marque la ronde des mois sans que les saisons en soient différenciées. Les années huitante voient encore le boom du marché de l’art: l’iconographie s’ouvre à l’exubérance des arts plastiques. Voir l’atelier d’un artiste imaginaire selon Bert Stern, les délires bling bling de Norman Parkinson. En 1987, Terence Donovan ose une première: des modèles exclusivement noirs. «J’avais 16 ans, note Naomi Campbell. je me souviens avoir téléphoné à ma mère pour savoir si je pouvais poser seins nus.»
1990, la mondialisation
Collant à l’actualité, Pirelli s’inspire des J.O.: En 1990, le photographe Arthur Elgort réalise des nus athlétiques en noir et blanc. L’esthétique rappelle le travail de Leni Riefenstahl. Avec le recul, cette provoc semble légère: voir par exemple, le raout déclenché en 1992 par le livre Sex, où Madonna s’exhibe en «Material Girl» sous l’objectif de Steven Meisel. Moins subversif, Pirelli s’ouvre au monde par des séries historiques ou folkloriques. Ces éditions frappent par la consécration de la femme guerrière et libérée. Alors que «le calendrier de garagiste» pulserait a priori dans les clichés «de camionneur macho», il célèbre des amazones conquérantes et indépendantes.
La fin du 20e s. voit aussi l’attention se focaliser sur une poignée de leaders artistiques. Quelques photographes, même venus du domaine futile de la mode, se targuent d’appartenir à cette élite mondiale. Les mannequins deviennent aussi des stars. Herb Ritts collabore avec Cindy, Helena ou Kate. «Je voulais aller vers un truc moderne, travailler avec les filles du jour», dit l’Américain. Crawford, Christensen ou Moss: elles signent désormais de leur nom. En 1995, Richard Avedon définit ses classiques, comme Peter Lindbergh ou Annie Leibovitz. La constellation Pirelli s’enrichit ainsi d’univers artistiques à part entière. La preuve avec Bruce Weber, qui en 1998, s’affranchit du dernier fantasme: réaliser un calendrier de charme avec des modèles des deux sexes, notamment BB King ou Robert Mitchum. «Des femmes pour lesquelles des hommes vivent. Des hommes pour lesquels des femmes vivent.» Ça en jette.
Le 21e s. démarre avec Annie Leibovitz, seule femme avec la douce Sarah Moon et la trash Inez Van Lamsweerde durant cinq décennies. La révolution vient d’ailleurs, qui balaie toute considération de sexe ou race. Dans un monde globalisé où les marques règnent de New York à Shanghai ou Londres, «l’évasion ne peut plus se contenter d’être géographique», insiste Marco Tronchetti Provera. «L’ère de l’Internet a compressé l’espace. Le calendrier Pirelli s’offre comme une publication esthétique, un objet d’art, mais aussi la trace anthropologique de toute une époque.» Ainsi, les dernières éditions voient Peter Beard poser un manifeste écologique avec ses montages au Botswan. Ou le photographe de guerre, Steve McCurry entrechoquer en 2013, sublimes créatures et bars crasseux à Rio. Steven Meisel en 2015, convoque la plantureuse Candice Huffine et glisse ses mensurations XXL dans une guêpière de vinyle. Tout semble «normal». Même le vieux fantasme du calendrier de camionneur.