Le titre du dernier ouvrage d’Alain de Benoist, Ce que penser veut dire (1) peut surprendre, voire rebuter un lecteur peu porté sur l’essai philosophique. Le titre fait d’ailleurs allusion, manifestement, à celui d’une conférence prononcée par Martin Heidegger…
Pourtant c’est à un voyage tout autre qu’académique que nous convie Alain de Benoist : un parcours lumineux et presque aérien au sein de la pensée européenne.
Un jardin extraordinaire
L’ouvrage se compose en effet de courtes monographies présentant tout ou partie de l’œuvre intellectuelle d’une sélection d’écrivains, essayistes, chercheurs et philosophes, avec quelques indications biographiques : 26 monographies auxquelles il convient d’ajouter trois portraits en forme d’entretiens.
Un choix dans tous les sens du terme, mais éclectique puisque Jean Cau voisine avec Hannah Arendt, Karl Marx avec Raymond Abellio, Jean-Jacques Rousseau avec Jean-Claude Michéa, Charles Péguy avec Konrad Lorenz. Une méthode qui n’est donc pas sans rappeler la série « Que lire ? » réalisée autrefois par Jean Mabire, mais en beaucoup plus synthétique et surtout plus pédagogique.
Car au fil de ces différentes notices érudites, remarquablement écrites (2) et classées chronologiquement par année de naissance des auteurs, on se laisse rapidement entraîner dans ce véritable jardin extraordinaire (3) de la pensée depuis le XVIIIe siècle, puisque chacun des auteurs choisis a marqué à sa manière, non seulement son temps – ou plus modestement en a été le témoin –, mais aussi l’histoire des idées et la connaissance de la condition humaine.
Une façon de montrer aussi que les idées mènent le monde, plus sûrement que les intérêts.
Une galerie bienvenue… d’auteurs mal-pensants
Les choix effectués ne surprendront pas les lecteurs assidus d’Alain de Benoist. Ils constituent à leur manière un condensé de l’évolution intellectuelle, de la culture et de l’étendue des centres d’intérêt de l’auteur.
Si Alain de Benoist aborde chaque penseur selon un angle différent, quelques thématiques majeures se dégagent cependant de sa galerie de maîtres penseurs : la critique de la modernité, de l’arraisonnement du monde par la marchandise, du nihilisme contemporain, de l’idéologie du Progrès et des « droits » humains, mais aussi la nécessité de retrouver le sens du politique et les voies du Bien commun, à rebours de la doxa libérale/libertaire.
Alain de Benoist nous montre également la grande lumière de la sagesse grecque qui sous-tend beaucoup d’œuvres présentées : retrouver la véritable nature de l’homme comme animal social et politique, non comme homo economicus, atome individuel asservi au marché et devenu lui-même une marchandise. Retrouver le sens de la communauté, du nous face à la tyrannie de moi, face à la société « moitrinaire » comme écrivait avec humour Léon Daudet au siècle dernier. Retrouver la décence commune enfin.
La galerie qu’Alain de Benoist nous invite à parcourir n’a donc rien de politiquement correct et cela renforce son intérêt. D’ailleurs ne cite-t-il pas Pierre-André Taguieff quand il affirme que « les vrais penseurs apparaissent le plus souvent comme des mal-pensants » ?
Un roman qui donne à penser
L’ouvrage se lit presque comme un roman si l’on suit l’ordre de présentation. La dimension différente des notices et la variété des penseurs étudiés soutiennent en permanence l’intérêt du lecteur. Comme une route de montagne, on parcourt des descentes faciles et des montées parfois plus exigeantes. Alain de Benoist n’hésite d’ailleurs pas à mettre l’accent sur des aspects méconnus des œuvres ou des personnalités présentées. Ainsi, par exemple, il nous montre un Jean-Jacques Rousseau éloigné des Lumières et plus conservateur que révolutionnaire. A ce jeu, l’intérêt ne faiblit jamais.
Mais, surtout, Ce que penser veut dire est un livre qui donne à penser, car il montre la pérennité de réflexions anciennes, mais toujours actuelles. Sur les 29 penseurs cités seul l’un d’entre eux vit encore, mais leur pensée continue d’éclairer notre présent.
Comme l’indique la page de garde de l’ouvrage, Alain de Benoist nous invite à penser avec eux. Pari réussi car, une fois le livre refermé, on a envie également de continuer de lire avec eux.
Alors, à l’heure des vacances, lisez intelligent : aérez-vous en parcourant avec Alain de Benoist ce jardin extraordinaire de la pensée européenne… dissidente !
Michel Geoffroy – Polémia
Notes :
- Alain de Benoist, Ce que penser veut dire/Penser avec Goethe, Heidegger, Rousseau, Schmitt, Péguy, Arendt…, Editions du Rocher 2017, 384 pages.
- On recommandera tout particulièrement les lumineuses notices sur Carl Schmitt, Hannah Arendt et Jean Cau.
- Pour les moins de 20 ans cette expression renvoie à une célèbre chanson de Charles Trenet de 1957…