La Traversée des plaisirs de Patrick Roegiers

Ranger sa bibliothèque fait partie de ces bonnes intentions que l’on s’engage à honorer au début de l’année et que l’on s’empresse de différer quand vient le moment de s’y atteler. Lorsqu’on reçoit, chaque semaine, une cinquantaine de nouveautés au moins, la tâche est ingrate, et ce n’est pas là invoquer une excuse facile à sa procrastination. Avouons que l’exercice n’est pas plus aisé dans une maison de campagne où les rayonnages ont une déplorable tendance à se remplir, ce qui vous oblige à des séparations douloureuses, voire des choix cornéliens.

Et puis, comment, une fois prise la décision fatidique, ne pas céder à la coupable tentation, sous prétexte de dépoussiérer ou de classer vos livres, d’ouvrir un volume, de le feuilleter et de se plonger dans sa lecture ? De fil en aiguille, vous n’avez pas avancé dans votre besogne, mais quels moments délicieux n’avez-vous point passés à redécouvrir tel auteur oublié ou relire tel chef-d’oeuvre méconnu, tandis que le devoir s’enfuit par la fenêtre laissant le terrain au « vice impuni » !

Apparemment, Patrick Roegiers n’appartient pas à cette catégorie de bibliophages désinvoltes ou célibataires, que nulle Xanthippe ne rappelle à l’Ordre, avec un O majuscule, sous peine de sanctions plus drastiques que celles de l’Onu. Serait-ce dû à ses origines belges (empressons-nous de préciser que nous ne partageons pas les préjugés baudelairiens à l’encontre de nos voisins), à une propension innée au rangement, toujours est-il que chaque année il passe en revue l’armée de ses livres et restaure la discipline dans ses classements.

Sous le joli titre de la Traversée des plaisirs, son nouveau livre propose une promenade guidée — à travers « le corps des mots » et « le corps des écrivains » — dans sa bibliothèque. Le cicérone, en l’occurrence, se confond avec le caprice, et la visite ne respecte aucun itinéraire convenu. Sur les pas de l’auteur, on découvrira un éloge des listes, la gourmandise des écrivains et leurs détestations, trente-neuf raisons d’écrire, dix conseils de lecture, les raisons et les déraisons du métier d’éditeur, les métiers exercés par les pères de tel ou tel auteurs, la manière dont certains ont quitté ce monde, les rituels créatifs de Flaubert, de désopilantes choses vues lors de signatures dans des salons du livre et maintes anecdotes relatives à cette étrange et déraisonnable occupation qu’est l’écriture.

La seconde partie de la visite suggère une dizaine de haltes chez les auteurs de chevet de Patrick Roegiers, de Georges Perec à Claude Simon, de Samuel Beckett à Alain Robbe-Grillet, de Louis-Ferdinand Céline à Henri Michaux, en passant par Michel Leiris et Roland Barthes. Aux antipodes de la critique érudite et prétentieuse, ce sont des portraits tout de primesaut, à la manière de John Aubrey, composés de détails topiques et d’historiettes révélatrices. Cette exquise Traversée des plaisirs achevée, tout lecteur aura le sentiment d’avoir découvert un homme à travers ses lectures, et de s’être fait un nouvel ami.

La Traversée des plaisirs, de Patrick Roegiers, Grasset, 248 pages, 20 €.

 
 

Related Articles