La mort de Michel Déon n’a pas laissé le monde littéraire indifférent. L’importance quantitative de son œuvre, la place des « hussards » dans les débats intellectuels de l’après-guerre, la longévité exceptionnelle de l’écrivain (mort quasiment centenaire, comme son ami Félicien Marceau), lui ont assuré, depuis les années soixante, une notoriété très importante.
Dans sa correspondance avec Félicien Marceau, précisément (De Marceau à Déon, de Michel à Félicien. Lettres 1955-2005, Gallimard, 2011), on découvre aussi à quel point Déon, qui finit académicien et couvert d’honneurs, se voulait attentif à la découverte et à la promotion de jeunes talents, mais aussi fidèle aux anciens. On le voit lutter (en vain) pour que Jacques Perret entre à La Pléïade, réhabiliter André Fraigneau et le faire revivre à travers leur correspondance (que publiera Gallimard en 1995 : Une longue amitié), s’enthousiasmer pour les premiers livres d’Emmanuel Carrère, pour le Dara de Patrick Besson, pour Jean Rolin ou pour Modiano (« II ronronne, mais il y a un ton formidable. »)
Les goûts de Déon ne sont pas dictés par un quelconque copinage ou par le souci de bien gérer sa carrière, son réseau. Evoquant Morand et Chardonne, qui lui sont proches intellectuellement (ils avaient d’ailleurs tous trois écrit un Portugal que j’aime, aux éditions Sun, en 1963), il les qualifie, mi-affectueusement et mi-ironiquement, d’« affreux vieillards », ce qu’a d’ailleurs confirmé la publication de leur correspondance, qui est en effet une succulente conversation d’affreux vieillards extraordinairement cultivés et encore curieux de tout.
L’œuvre de Déon est considérable, ne serait-ce que parce qu’elle couvre soixante-dix années : son Adieu à Sheila, roman de jeunesse, plus ou moins renié par la suite, date en effet de 1944, mais il publiait encore bien après avoir dépassé les quatre-vingt-dix ans.
Il était aussi le dernier des « hussards », ce groupe informel, né de l’imagination de ses adversaires, qui bataillait, dans les années cinquante, contre les adeptes du « nouveau roman », de la littérature engagée, et autres compagnons de route d’un Parti communiste alors au zénith de son aura dans le monde intellectuel.
Un taxi mauve
Quant aux succès de Déon, ils ont été remarquables, et ceci pendant plusieurs dizaines d’années, favorisés par les plus hautes récompenses comme le prix Interallié ou le Grand prix du roman de l’Académie française, et par la reprise de certains de ses romans à la télévision ou au cinéma (on pense évidemment à Un taxi mauve, 1977). Les Poneys sauvages, Mes arches de Noé, Bagages pour Vancouver ou Madame Rose, ses écrits racontant la Grèce, l’Italie, l’Irlande, le Portugal, remportèrent d’énormes succès de vente et ont fait de Déon un auteur « grand public ». Au long de sa carrière, Michel Déon avait en effet accumulé un nombre considérable de « suiveurs ».
De ce point de vue, il est donc possible d’écrire, comme l’a titré la revue littéraire Livr’arbitres : Michel Déon, la fin d’une époque. Oui, la disparition de Déon marque, pour plusieurs générations de lecteurs, la fin d’un monde, la fin des « hussards », la fin des grandes joutes intellectuelles de la seconde moitié du XXe siècle, la fin d’une littérature raffinée, où la psychologie et la subtilité des sentiments amoureux, l’enracinement des convictions et des cultures, dominent et disciplinent les pulsions, les foucades, la crudité des sentiments, des mots, des scènes.
Mais ce serait terriblement réducteur que de commenter la disparition de Déon sous le seul angle de cette « fin d’une époque », forcément heureuse, aux yeux de ceux de ses lecteurs qui avaient 20 ans quand ils lisaient Le Dieu pâle (1954), Le Rendez-vous de Patmos (1965) ou Le Jeune Homme vert (1975), et qui en ont à présent quarante, cinquante ou soixante… de plus.
La littérature est pleine de ces écrivains qui ont comblé le public de leur époque mais dont la disparition a signé aussi la fin du rapport avec le lecteur. Comme si les livres n’avaient pas été achetés pour leur contenu mais pour leur auteur. Par exemple Marcel Prévost, Jules Clarétie ou Paul et Victor Margueritte hier, Musso et Lévy demain ?
La couverture médiatique de la disparition de Déon laisse néanmoins espérer une consécration de Déon et non une disparition. Patrick Parment, dans la revue très engagée Synthèse nationale, estime par exemple qu’il « demeurera un grand et populaire romancier ». Il remarque que, contrairement à Jacques Laurent et Antoine Blondin qui firent « une entrée tonitruante en littérature », Déon avait commencé par publier des romans « plus discrets ». C’est dans la durée, dans la profondeur, dans l’éclectisme de son talent, que Déon a tracé son sillon. Et, Patrick Parment en est convaincu, « on prendra toujours plaisir à lire et relire [ses œuvres], qui confirmeront sa pérennité ».
Avoir 20 ans en 2017 et lire aussi Déon
Dans Réfléchir et agir, revue tout aussi engagée (à droite) et qui s’adresse à un public politisé et jeune, six pages du dernier numéro sont consacrées à Déon, avec de nombreuses photos. Il s’agit en fait d’une interview recueillie par Pierre Gillieth il y a quelques années et publiée à l’époque dans la revue littéraire Le Magazine des livres, de Joseph Vebret. Mais depuis cet article, beaucoup de jeunes militants, lecteurs de Réfléchir et agir, parcourent quais de la Seine, brocantes et marchés aux puces, à la recherche des titres de Michel Déon, écrivain qu’ils ont ajouté dans leur panthéon personnel aux côtés d’un Jean Raspail ou d’un Michel Houellebecq. Avoir 20 ans en 2017 et lire aussi Déon… Nous sommes bien dans la consécration.
Consécration, encore, avec ce numéro spécial de Livr’arbitres, publié il y a quelques semaines à peine après l’annonce de sa disparition. Un record ! Et avec une accumulation de signatures prestigieuses, de Jean des Cars à Rémi Soulié, en passant par notre collaboratrice Anne Le Pape et une vingtaine d’autres admirateurs de Déon. Dans l’introduction à ce dossier Xavier Eman, l’un des animateurs de Livr’arbitres, rappelle les liens qui avaient été tissés entre la revue et Déon : « A l’occasion d’un numéro sur André Fraigneau, nous l’avions contacté pour solliciter un texte de sa main. Il s’était montré d’une grande disponibilité et d’une extrême amabilité… Depuis lors, il était devenu un “ami” de la revue et nous adressait régulièrement ses encouragements, ses conseils et ses vœux. »
Les « hussards » n’existent pas, admettons-le. Mais le club des fans de Déon, lui, existe bel et bien, et lui survivra. Car c’est avec les livres de Déon à la main que les jeunes gens d’aujourd’hui partent à leur tour à la découverte de ces paysages d’Europe où notre écrivain s’est « beaucoup promené », pour reprendre le titre de l’un de ses livres.
- Livr’arbitres, chez Patrick Wagner, 36 bis rue Balard, 75 015 Paris.
- Réfléchir et Agir, BP 80 432 31 004 Toulouse Cedex 6.
- Synthèse nationale, 9 rue Parrot CS 72 809 75 012 Paris.
Photo en Une
Michel Déon en 1993.
Elisabeth Andanson