La description qu’un jeune énarque fait de son école rappelle les mots de l’historien Marc Bloch expliquant la démission des élites en 1940. Glaçant.
Pour la première fois, un diplômé de l’ENA entreprend de nous conter par le menu ce que furent sa vie et ses cours pendant 27 mois. Il ne s’agit donc pas, non plus, du Nième livre proposant les réformes à apporter à l’auguste institution. C’est un livre qui nous donne à voir en direct la médiocrité du programme de l’école, en nous immergeant dans la scolarité. «J’aime cette émission télévisée qui s’appelle « Strip Tease », explique Olivier Saby : des tranches de vie présentée sans aucun commentaire. On laisse le spectateur juge. Mon bouquin, c’est un peu ça »
L’obsession du classement
Beaucoup de choses dans ce livre laissent une impression glaçante. On comprend assez vite que c’est une école qui sélectionne 80 brillants jeunes gens via des épreuves impitoyables pour leur infliger par ensuite un cursus pitoyable. Saby parle de « vide abyssal de l’enseignement. » Un vide dont ils n’osent pas se plaindre parce que cela pourrait nuire à leur classement de sortie. L’obsession de ce sacro-saint classement, qui peut déterminer une carrière à vie, et que plusieurs gouvernements ont sans succès envisagé de supprimer, marque au fer rouge le cursus et l’ADN des diplômés. C’est un permanent sujet de conversation entre élèves, et anciens élèves. Quand Saby débarque en stage à l’ambassade de France à Beyrouth, l’une des premières questions que lui pose le N° 2 de l’ambassade, ancien de l’ENA, porte sur le classement qu’il vise. Et l’énarque de décliner aussitôt son propre classement, comme on donnerait sa carte de visite. Rebelote avec l’ambassadeur. Saby s’attend à être questionné sur les raison de son choix du Liban. Au lieu de cela, la première question de l’excellence est : « est-ce que le classement est toujours en vigueur à l’ENA ? ». Monsieur l’ambassadeur est énarque (il donne bien sur aussitôt son classement) mais aussi fils et frère d’énarques. Il n’a pas la moindre idée du travail qu’il va confier à ce stagiaire, qui attendra 2 semaines avant de recevoir quelques instructions.
Le rejet de l’initiative et de l’innovation
Saby raconte la redoutable épreuve du « Thème d’observation » qui dure 8 heures, enfermé, sans pouvoir bouger, sans documents. L’examen porte sur le développement rural et sa place au sein de la mécanique européenne.
Ce sujet nous est aussi inconnu qu’à une poule landaise. Mais ce n’est pas grave, l’important est juste que nous sachions pondre une résolution, en étant notés sur notre capacité à imiter des textes déjà existantes et à singer leur formulation. L’erreur serait de faire preuve de créativité. La sanction serait immédiate »
En cela ils suivent le conseil que leur a donné un tuteur de l’école s’ils veulent des bonnes notes : apprendre par cœur règlements, directives, décisions de la Commission Européenne et avis du Parlement européen . « Pour réussir l’épreuve, pas besoin de réfléchir : vous devez connaître le format et le remplir avec les mots-clés adequats »
Chaque fois que Saby, seul ou avec quelques camarades, se risque à demander si on ne pourrait pas améliorer ceci où cela, il s’attire une réponse du type «pourquoi changer, on a toujours fait comme ça ». Il n’existe pas de résumé plus clair du conservatisme et de l’immobilisme. Est-ce bon d’instiller à forte dose une telle philosophie à ces futures élites ?
« Il faut ménager ses arrières »
Plus radical est le : « pas d’initiatives, ça risque de nous desservir ! » L’auteur raconte son stage à la Communauté Urbaine de Brest, avec d’intéressantes missions qui lui montrent le mépris de l’Etat pour les collectivités locales . Doit-il en faire la remarque au directeur des stages venu l’inspecter, en grande pompe, sur place, qui est surnommé “Le Revizor” ? Saby a appris à s’autocensurer :
ne pas oublier que l’inspecteur qui me note à la fin de mon stage sera peut être demain amené à faire appel à moi lorsqu’il accédera à une préfecture ou à un cabinet ministériel. C’est le problème du circuit fermé. L’inspecteur des stages sera préfet, chef de cabinet après demain… Qui sait. Il faut ménager ses arrières, ne jamais faire obstacle aux règles qui ont fait les carrières de nos juges et pairs, se glisser dans le courant et se laisser entraîner
En lisant ces histoires de soumission et de résignation, on pense soudain à cet autre fascinant témoignage qu’est « L’Etrange défaite », un livre clé écrit juste après la débâcle de 1940 par l’historien Marc Bloch. On y trouve des observations qui recoupent presque mot pour mot les analyses de Saby.
Bloch, qui a exigé à 54 ans d’être mobilisé comme officier de réserve ( avant d’être fusillé par les nazis), cherche à comprendre comment la France n’a pas vu monter, pendant 8 ans, le péril hitlérien, et a pris une faramineuse dérouillée sur le terrain. Il incrimine une « démission des élites, frileuses et conventionnelles » qui nourrira par la suite d’innombrables débats. Il fustige notamment en ces termes la soumission des officiers qui, au front, n’osaient pas exprimer leurs désaccords :
c’était par peur des histoires, et par ce souci de diplomatie qui, chez des hommes en mal d’avancement, devient une seconde nature, [et aussi] la peur de mécontenter un puissant d’aujourd’hui ou de demain.
Saby a plusieurs fois voulu prendre des initiatives, seul ou avec des camarades, pour se plaindre des cours. Comme ce jour où un cas sur l’hôpital est traité par un intervenant du Quai d’Orsay « qui ne connait pas grand-chose à la problématique santé et découvre le dossier comme nous » Chaque fois il s’est fait contrer par d’autres élèves sur le mode
Tu es fou, ça va être inscrit à vie sur ton dossier, ça pourrait plus tard te barrer l’accès à certains postes
Marc Bloch, dans son chapitre consacré à l’enseignement en France déplore
La crainte de toute initiative, chez les maîtres comme chez les élèves, la négation de toute libre curiosité, le culte du classement ( Bloch dit « succès ») substitué au goût de la connaissance
« Vous serez grillés »
Retour à l’ENA : à l’occasion d’un exercice, Saby veut, avec deux collègues, suggérer par écrit une innovation : fondre les trois grandes écoles d’administration ( ENA, fonction publique territoriale, fonction publique hospitalière) en une seule : les élèves choisiraient leur spécialisation en cours d’études, mais il y aurait un socle de valeurs communes avant de s’orienter. Des camarades le dissuadent de publier cette proposition : « cet article risque de se retourner contre toi. Ils vont l’intégrer à ton dossier et il te suivra pendant toute ta carrière »
Plus amusant. Saby échoue à faire baptiser la promotion « Ubu Roi ». A défaut les élèves votent pour « promotion Badinter ». Lors de la cérémonie de photo de promotion qui se déroule à Strasbourg, Saby et quelques acolytes proposent que des élèves portent le costume alsacien. C’est la bronca :
vous êtes complètement fous. Si un journal sort cette photo le jour où l’on pensera à vous pour un ministère, vous serez grillés ! »
Huit élèves ont quand même l’audace de prendre cette initiative. Le directeur de l’école est décomposé à l’arrivée de Robert Badinter. Or contre toute attente celui-ci le complimente « quelle excellente idée, Monsieur le directeur ». Puis il exige que les « alsaciens » se groupent derrière lui sur la photo. « A cause de vous et votre idée stupide, je ne vais pas pouvoir montrer la photo à ma grand mère » se désespère néanmoins une future énarque.
« On vit quand même bien sans chauffeur à plein temps »
Le bêtisier que nous présente Olivier Saby mérite vraiment le détour, dans lequel Ubu le dispute à Courteline. On y croise un conseil en communication qui « vend du vent avec talent » à 1200 euros la journée à la Communauté Urbaine de Brest. Chargé d’inventer une campagne de promotion, il a « un putain d’avis sur la question » et, au bout de 8 mois, propose une idée lumineuse : prendre pour axe de communication l’océan.
On y croise un ministre, Alain Joyandet, en mission de coopération au Liban, se comportant en véritable mufle à l’égard d’une directrice d’école, refusant la part du gâteau qu’elle lui offre, sur lequel était écrit « vive la francophonie, vive la France ». Seul l’intéresse le numéro de l’Equipe que lui a subtilisé l’ambassadeur.
On y entend la directrice de la formation à l’ENA raconter :
quand j’ai quitté la préfectorale pour venir à l’ENA, j’ai d’abord eu un choc car on m’a expliqué que j’allais partager un chauffeur avec un autre membre de la direction. Et puis avec le temps je m’aperçois que finalement, on vit quand même très bien sans chauffeur à plein temps
Ou encore cette énarque qui dit au sujet des élections présidentielles « si on pouvait limiter le droit de vote aux polytechniciens et aux énarques, la France tournerait mieux »
Et cette veuve éplorée qui se désole :
dire que mon époux regrettait encore, deux jours avant son décès, les quelques points qui l’avaient séparés de l’Inspection générale des finances ! »
Ce livre nous apprend ceci : les énarques sont formés à administrer et gérer, certainement pas à inventer et innover. On ne les a aucunement préparés à être stratèges, imaginatifs, audacieux, courageux. On leur a même instillé les vertus inverses. Or tous les leviers de l’état et des politiques publiques sont aux mains d’énarques. Comment s’étonner que la France patauge dans le conservatisme, la crainte des réformes, un conformisme désespérant ?
En lisant ce témoignage, on comprend ces incroyables bourdes que font régulièrement les Inspecteurs des Finances, les plus brillants diplômés de l’ENA, à Bercy. Prenez la récente affaire de la taxation des créateurs de Start Up qui a conduit à la révolte des « Pigeons ». Il est clair que les énarques n’ont pas la moindre idée des ressorts qui animent les créateurs d’entreprises ni des flux de financement de la création et de l’innovation. Il n’y a pas de divorce entre l’Etat et l’entreprise en France, mais entre certains énarques et l’entreprise. Ils ont été formés sur deux planètes qui n’ont rien à voir. Si dans un MBA, ces programmes de formation au management de troisième cycle qu’on enseigne, comme à l’ENA, à des participants de 27 à 35 ans souvent dotés d’une première expérience, on professait comme à l’ENA, les élèves se révolteraient dés le premier jour. On a l’impression à lire Saby qu’à l’ENA, les élèves sont infantilisés, effarouchés, lobotomisés.
Marc Bloch avait anticipé l’ENA, « une école close »
Concluons avec Marc Bloch qui écrivait en 1940 : “apres la guerre, de tant de reconstructions indispensables, celle de notre système éducatif ne sera pas la moins urgente. Notre effondrement a été avant tout (…) une défaite à la fois de l’intelligence et du caractère. Parmi ses causes profondes, les insuffisances de la formation ont figuré au premier plan. Une réforme timide serait vaine. On ne refait pas une éducation en rapetassant de vieilles routines. C’est une révolution qui s’impose (…) Pour les hommes en charge de l’enseignement, le pire danger résiderait dans une molle complaisance envers les institutions dont ils se sont fait peu à peu une commode demeure. »
Qui osera « révolutionner » l’ENA ?
Voici en tous cas le plus étonnant : Bloch fit preuve d’une sorte de don de voyance en racontant en ces termes l’irruption, à la veille de la guerre de 40, de l’idée qui donnera naissance à l’ENA en 1945
[Juste avant la guerre les gouvernants ont voulu] briser le quasi monopole des Sciences politiques comme pépinière de notre haute administration. Ils auraient pu créer un programme préparé dans les universités. Au lieu de cela ils préférèrent tracer le plan d’une nouvelle école spéciale : une autre Ecole des Sciences politiques, encore un peu mieux close que sa rivale »