Macron: notre nouveau Lecanuet? (Vidéo)

Je suis tombé par hasard sur une étude de Christian Delporte, maître de conférences à l’université de Tours, étude datant de 1997 et portant sur le thème des médias dans le mouvement social contemporain. Le professeur y étudie l’impact de la télévision dans l’élection présidentielle de 1965 qui vit s’affronter deux générations de candidats : le sortant, le général de Gaulle, et un homme « tout neuf », Jean Lecanuet. On oubliera François Mitterrand qui, avec ses 31,72 %, réussit tout de même à mettre en ballottage de Gaulle et élimina Lecanuet.

En 1965, 45,6 % des foyers français possédaient alors un téléviseur. Il fallait séduire les téléspectateurs. Le général allait donc opposer son expérience et sa personnalité hors normes à la jeunesse d’un Lecanuet dont peu de Français connaissaient le nom mais qui allait dominer le petit écran par son image, fortement cadrée par le Jacques Séguéla d’alors, Michel Bongrand : « Celle d’un homme jeune, élégant, à l’allure sportive et au sourire éclatant. Le sourire irrita, suscite mille plaisanteries, eut même à terme un effet négatif sur la carrière politique du candidat centriste. »

Vous voyez où je veux en venir : Emmanuel Macron, à part être Hollande bis, c’est aussi Jean Lecanuet, à un demi-siècle de distance ! Car ce sourire éclatant allait, en un mois, conduire un Français sur quatre à vouloir voter pour lui. Fortement inspiré par John Fitzgerald Kennedy, Lecanuet va en effet bâtir toute sa stratégie sur son image. Celle d’un quadragénaire dont le professeur Delporte dira que « durant les deux semaines qui précèdent la campagne télévisée, une affiche va fixer son image : regard plein objectif, souriant largement aux passants, il se présente comme un homme neuf ». Du Macron avant l’heure. Mais ce mimétisme ne s’arrête pas au physique ni à son élégance bon enfant.

Sa première prestation télévisuelle fait mouche : il est la vedette de la presse écrite.

Pierre Viansson-Ponté, dans Le Monde, constate que « M. Lecanuet a frappé par l’équilibre, la modération, et pourtant la vigueur de son exposé. Sympathique, il a su trouver le juste milieu dans sa façon de se présenter lui-même aux électeurs. » Et pourtant, Le Monded’alors n’appartenait pas à la grande finance.

 Là encore, remplacez le nom de Lecanuet par celui de Macron et vous saurez ce qui vous attend. Je cite encore Christian Delporte : « Dans un exposé rigoureusement construit, Lecanuet fait passer les mots clefs de sa campagne (avenir, progrès, demain, moderne) qu’il oppose au train-train de la politique gaulliste. » Un sondage IFOP (déjà !) le fait sortir grand vainqueur de la confrontation à une semaine du premier tour. Mais le sourire du candidat tout neuf fit un flop. Au final, Jean Lecanuet ne réussit à convaincre, dans les urnes, que 15,57 % des Français.

C’est ce que nous devons espérer le 23 avril prochain. Car, là encore, l’étude du professeur Delporte a conclu que la campagne télévisée n’a réussi qu’à attirer la sympathie des électeurs, mais pas leur vote. « La sympathie clairement exprimée pour un candidat à un moment donné ne se transforme pas mécaniquement en bulletin de vote. » Encore une fois, remplacez Lecanuet par Macron et vous le verrez arriver en troisième position le 23 avril. Une grande partie du vivier potentiel des électeurs lecanuettistes (21,5 % à la veille du scrutin) était constituée de citoyens sans préférence partisane (sensibles surtout à l’image d’un homme indépendant des formations politiques), mais aussi d’éléments indécis et fluctuants. Séduits un temps par la campagne télévisée de Lecanuet, beaucoup sont finalement retournés vers celui qui captait traditionnellement leurs suffrages ; d’autres ne sont pas allés voter. L’adhésion en profondeur n’a pas suivi.

N’est-ce pas très exactement ce que nous sommes en train de vivre ? Et donc de penser légitimement que Macron, lui aussi, va s’effondrer dans la dernière ligne droite ?

Floris de Bonneville – Boulevard voltaire

À la fin des années 1960, Jean Lecanuet, qui accède à la mairie de Rouen, décide, conjointement avec le ministère de la reconstruction et de l’urbanisme (MRU), d’accélérer le processus de « rénovation » du centre ville historique en faisant démolir purement et simplement près de 80 % du secteur prolétarien épargné par les bombardements de 1944, soient les quartiers Saint-Nicaise, Croix-de-Pierre et Martainville, où vivait un Rouennais sur trois. De l’aveu même d’un fonctionnaire du MRU, pris d’un accès démiurgique, la Seconde guerre mondiale « n’[avait] pas assez rasé Rouen »[1]. On prétendit mieux faire que les forteresses volantes.

Ces quartiers prolétariens, qui concentraient 40 % des garnis de la ville, comptaient nombre d’immeubles insalubres, dont les courées sales et obscures, embuées par d’incessantes et vaines lessives, abritaient germes tuberculeux, ateliers de fortune, jardins potagers et trafics en tout genre. On ne s’y aventurait pas sans risques à partir d’une certaine heure et par les nuits sans lune. Voilà pour la caricature, en partie vérifiée, bien entendu, car pour le reste, il y régnait une convivialité que tous les anciens habitants regrettent amèrement. La misère endémique n’excluait pas une grande mixité sociale, et même – comme cela sonne étrangement à nos oreilles ! – culturelle, puisque que des familles somaliennes vivaient là, attirées par les promesses de travail sur les chantiers de la reconstruction, en parfaite harmonie avec les indigènes, des Cauchois et des Bretons, fondus les uns dans les autres depuis le XIXsiècle. Ces quartiers, très scolaires et très religieux, possédaient tous les commerces utiles, en plusieurs exemplaires et parfois en vis-à-vis. Le bâti était vétuste, certes (la faute à la manie de plâtrer les pans de bois, qui accélérait, en emprisonnant l’humidité, le pourrissement des structures, et aux deux guerres mondiales, qui, en gelant les loyers, avaient privé les propriétaires des moyens d’entretenir les toitures et la zinguerie), mais restaurable. Certaines demeures à encorbellement remontaient au XIVe siècle et côtoyaient d’élégants hôtels particuliers de style Henri II. Quasiment tous les immeubles étaient à colombages plus ou moins apparents.

Sur les 2 410 immeubles du secteur est, 132 seulement tombaient sous arrêté de péril. 600 autres réclamaient des réparations urgentes[2]. Mais non, on ne fit pas dans la dentelle. La marche en avant de Lecanuet piétina tout cela, sauf les plus belles pièces, démontées et remontées en décor moyenâgeux dans l’hypercentre touristique, et l’on bétonna et l’on goudronna à tour de bras, parce que c’était à la mode, parce que ça faisait propre, parce qu’il fallait produire du neuf à tout prix et fournir des débouchés aux cimenteries et aux aciéries françaises. On nettoya du même coup la population. Les trois-quarts des habitants, incapables de payer les loyers des immeubles modernes qui se dressèrent à la place de leurs bicoques, furent « déportés » (c’est leur mot) et dispersés dans de nouveaux ensembles moins cossus, à la périphérie, loin de leurs repères et de leurs amis. Les quartiers est n’avaient pas été ravagés par les bombardements, ils le furent par les urbanistes et la municipalité. Lorsqu’il fut décidé de détruire l’îlot B (quartier bas Saint-Nicaise), un des lieux les plus pittoresques de la ville, où André Hunebelle était venu tourner en 1962 Les Mystères de Paris, la pilule passa tellement mal que, la main sur le cœur, on dut promettre en vrac l’installation d’artisans d’art, l’ouverture d’hôtels, de restaurants, de galeries, d’une Maison de l’Europe, d’une Maison des jeunes, d’une Maison de la culture et d’un cinéma d’art et d’essai. Rien ne tout cela n’advint et de bêtes clapiers poussèrent, pour lapins aisés. Un dortoir résidentiel. Un de plus.

Les nouveaux immeubles de l’îlot B construits dans les années 1970 © L.A-M

Lecanuet orchestra avec le sourire un massacre sociologique de masse, par ignorance de ce qui fait le tissu conjonctif d’une ville vivante. S’il s’était posé un peu avant de se mettre en marche, il n’eût pas abîmé « sa » ville comme il l’a fait, il n’eût pas imposé sa conception hygiéniste et eugénique de l’épanouissement et du mieux-être à des Rouennais plus riches humainement que matériellement, qui perdirent dans l’opération le peu qu’ils avaient. Il n’y eut certes pas mort d’homme, mais une mort sociale a de multiples conséquences, et pas des moins ravageuses pour les générations qui suivent.

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[1] Patrice Quéréel, Tout pour la gueule, Rouen 1952, une mission photographique en secteur prolétarien, Rouen, Asi Éditions, 2006, p. 11.
[2] Michel Quoist, La Ville et l’Homme, Rouen, Étude sociologique d’un Secteur prolétarien, Paris, Éditions Ouvrières, 1952.

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