À un euro le sachet, le prix du kaolin est imbattable. Enquête sur une addiction méconnue. Dans les rayons, des dizaines d’articles alimentaires de divers pays africains se succèdent: feuilles de bissap, manioc, igname, farine de mil… L’ensemble est coloré, et les produits sont regroupés par origine géographique. Mais derrière la caisse, comme à l’écart, des sachets s’empilent dans des cartons. Pas d’étiquettes ou de prix, contrairement à ce qui se fait dans le reste du magasin. À l’intérieur, des cubes blancs, couleur craie; d’autres, noirs, ressemblent par leur texture à de la banane séchée. Il s’agit en fait de kaolin: une argile vendue dans les rayons de nombreuses épiceries de produits africains à Paris, par exemple dans le quartier de Château-Rouge, dans le XVIIIe arrondissement.
Dalo Touré vit à la Courneuve, en banlieue parisienne. Cette jeune femme de 23 ans d’origine guinéenne consomme du kaolin au quotidien. J’ai obtenu son contact en postant un message sur une page de discussion Facebook de femmes d’origine ouest-africaine. Avant cela, je butais sur un mur. Dans les épiceries africaines de Château-Rouge, clients et commerçants faisaient mine d’ignorer le sujet. Sur Facebook, pourtant, ma publication a récolté en quelques heures plus de 140 commentaires.
C’est ainsi que j’ai discuté avec plusieurs consommatrices de kaolin. Et Dalo Touré s’est montrée un peu plus loquace que les autres: «Le kaolin c’est un peu comme une drogue. Tu ne planes pas ou quoi quand tu en manges, mais il y a un manque quand tu n’en as plus. En général, j’ai toujours un petit sachet avec moi pour en croquer quand j’en ai envie, a- t-elle commencé par me raconter au téléphone. Quand je n’en mange pas, juste le fait d’en parler me donne envie. J’ai un tic, quand j’ai envie de kaolin, je me mordille la langue.»
Cette argile friable est très prisée des femmes en Afrique de l’Ouest, comme produit de beauté. Mais ce minéral est aussi parfois ingurgité. Une pratique qui s’apparente à de la géophagie – le fait de manger de la terre.
Anthropologue de l’alimentation, Véronique Pardo a observé cette pratique dans un village berbère à la frontière de la Tunisie et de la Libye. Des femmes enceintes y mangent de l’argile, notamment pour soulager les maux de ventre provoqués par une alimentation très riche. Selon elle, plusieurs grandes caractéristiques définissent la géophagie: «Elle est souvent pratiquée par des femmes, et est tabou dans les sociétés où elle est pratiquée. Comme me le disaient les vieilles femmes de ce village berbère, ce sont les femmes enceintes qui consomment principalement de la terre ou de l’argile.»(…)
La consommation de kaolin est loin d’être aussi anodine que l’on pourrait le croire. Plusieurs femmes qui en mangent de manière régulière depuis plusieurs années se plaignent en effet de maux physiques.(…)
Les médecins contactés dans le XVIIIe arrondissement de Paris m’ont confié n’avoir eu que quelques rares cas de consultations de femmes consommatrices de kaolin, et les effets physiques de cette argile sont encore mal connus. Au Sénégal, où le kaolin est avalé de longue date, certains médecins en ont étudié les conséquences sur le long terme.
«La pierre empêche l’absorption de fer dans le sang et provoque une anémie qui, dans le cas des femmes enceintes, entraîne des complications comme des fausses couches ou des retards de croissance chez le bébé, constate le gastro-entérologue Birame Fall dans les colonnes du magazine Jeune Afrique. Le kaolin modifie aussi le transit intestinal et est la cause de constipation sévère, quand il forme une boule dans le rectum qui peut provoquer des dommages irréversibles. Les femmes qui consomment du kaolin ne le disent pas. C’est une pratique taboue. Elles n’en mangent pas en public et ne le diront jamais à leur médecin», ajoute-t-il.(…)
Pour l’universitaire Giovanna Pessoa, le mouvement migratoire d’Afrique vers l’Europe a même intensifié cette habitude chez les femmes africaines: «Un véritable réseau de consommation et d’importation s’est construit de façon informelle. Si la généralisation pose des difficultés évidentes, nous avons constaté qu’alors que les femmes que nous avons interrogées et qui habitent au Ghana consomment entre 50 et 100 grammes de kaolin quotidiennement, celles qui résident à Paris déclarent en manger entre 200 et 300 grammes tous les jours. Si l’on en croit certains discours psychiatriques, l’ingestion de kaolin résulterait de troubles psychiques, et l’augmentation de la consommation de kaolin chez certaines femmes immigrant en France s’expliquerait par l’angoisse causée par cette immigration», écrit-elle.(…)