Premier ministre au moment de Fukushima, Naoto Kan, était en première ligne pour gérer la catastrophe nucléaire. Il raconte comment il a pensé évacuer Tokyo, son bras de fer avec la compagnie Tepco, qui cachait l’information, les décisions qu’il a prises pour éviter le pire.
Comment avez-vous vécu l’accident de Fukushima en tant que premier responsable du Japon à ce moment-là ?
Naoto Kan – C’est le 11 mars 2011 à 5 h 46 que le grand séisme a eu lieu. A ce moment, j’étais au Parlement, à la Commission des comptes, et je répondais aux questions des parlementaires. Il y avait de grands lustres, qui ont commencé à bouger. J’étais très inquiet à l’idée que les lustres pourraient tomber sur les membres de la Commission. J’ai eu l’impression que ça durait très longtemps, mais en fait, ça n’a dû durer que trois ou quatre minutes, et le président de la Commission a levé la session. A côté du Parlement, il y a le bâtiment du Premier ministre, et au sous-sol de celui-ci, un centre de gestion des crises. Il y avait déjà pas mal de gens réunis là. On nous a annoncé l’intensité du séisme, et la probabilité qu’un tsunami arriverait bientôt.
En ce qui concerne les centrales, on nous a dit que tout s’était arrêté automatiquement et qu’il n’y avait pas de problème. Je me souviens que, quand j’ai entendu cette nouvelle, j’étais soulagé. Mais quarante ou cinquante minutes après, on nous a appris que le système électrique de la centrale de Fukushima Daiichi était perdu, et que le système de refroidissement ne marchait plus.
Quand je l’ai appris, un frisson très froid m’a parcouru le dos. Je ne suis pas spécialiste du nucléaire, mais à l’université, j’ai fait des études de physique et je connais un certain nombre de choses. Si la perte d’électricité et du système de refroidissement continuait, je savais qu’on allait vers la fusion du cœur du réacteur. Aujourd’hui, on sait que quatre heures après le séisme, la fusion du cœur avait commencé dans le premier réacteur. Le lendemain, le premier réacteur a fait une explosion d’hydrogène, le 14 mars, le réacteur n°3, et le 15 mars, l’enceinte de confinement du réacteur n°2 a été abimée. Le même jour, le réacteur n°4 a subi une explosion d’hydrogène.
Durant les cent heures après le séisme, certains de ces réacteurs ont vu leur cœur fondre, d’autres subir une explosion d’hydrogène, ca ne s’était jamais vu dans le monde. Le combustible fondu a pénétré le fond de la cuve en acier, puis au fond de l’enceinte de confinement. Si ces combustibles fondus avaient traversé le fond de la cuve de béton, cela aurait entrainé le syndrome chinois [pénétration dans la croûte terrestre et contamination de la nappe phréatique], on n’aurait pas pu continuer à vivre à Tokyo.
Sur le moment, aviez-vous une information sur ce qui se passait aussi exacte que maintenant ?
A ce moment, on n’avait aucune information exacte sur l’état de la centrale. En ce qui concerne le premier réacteur, à dix heures du soir le 11, on nous disait, ‘ça va, il y a encore de l’eau, pas de problème’. La jauge de hauteur de l’eau était déréglée, et donnait une mauvaise information. Mais il n’y avait pas que les dérèglements des appareils.
Quoi d’autre ?
D’abord, des appareils qui ne fonctionnaient plus du fait de la perte d’électricité. Ensuite, les informations auraient dû être transmises au siège de Tepco à Tokyo, puis nous être communiquées. Mais cette communication ne s’est pas bien faite, et je n’étais pas correctement informé. La troisième raison est que le siège de Tepco à Tokyo ne transmettait pas les informations qui les ennuyaient, ils ne transmettaient que les informations qui ne les mettaient pas en cause. Par exemple, la centrale de Fukushima Daichi et le siège de Tepco communiquaient par video-téléphone, mais même encore maintenant, ils n’ont pas publié ces images sauf une petite partie. Quand on leur demande pourquoi, ils répondent que c’est pour une question de droit privé ; c’est une réponse absurde, aberrante. Tepco a tendance à cacher les choses qui la gênent.
Dès le 12 mars, vous avez été au-dessus de la centrale en hélicoptère. C’était pour vous rendre compte par vous-même ?
A ce moment, la pression dans l’enceinte de confinement ne cessait d’augmenter, et Tepco nous a dit qu’on devrait faire fonctionner le système de ventilation. J’ai dit : d’accord. Mais cinq heures après, la ventilation n’était pas encore commencé. Je n’arrivais pas à obtenir une explication de la part de Tepco. Puisque la communication était si mauvaise avec le siège de Tepco, je me suis dit qu’il me fallait une discussion directe avec les responsables de la centrale. Alors j’ai décidé de partir très tôt le 12 mars en hélicoptère.
En fait, vous avez pris la responsabilité des opérations, parce que Tepco ne le faisait pas bien.
Oui, mais il y a une autre raison. En cas d’accident grave, le responsable du centre de crise est automatiquement le premier ministre. S’il est nécessaire de décider une évacuation, c’est le premier ministre qui doit en décider. Si je ne disposais pas d’information précises et exactes, je pouvais prendre des décisions dangereuses. Donc il me fallait des informations directes.
Vous avez eu l’angoisse que Tokyo soit recouverte d’un nuage radioactif. Qu’avez-vous pensé à ce moment-là ?
C’était la question qui me préoccupait le plus. Jusqu’où cet accident irait-il, quand s’arrêterait-il ? Quand j’étais seul, je ne pensais qu’à ça. Je me suis rappelé l’accident de Tchernobyl : dans ce cas, il n’y avait qu’un réacteur. A Fukushima, on avait quatre réacteurs accidentés, et les piscines de combustible – et même, si l’on tient compte de la centrale de Fukushima Daini, de dix réacteurs concernés – que pouvait-il se passer ? Si on ne pouvait pas contrôler ces réacteurs et leurs piscines, la quantité de matériel radioactif aurait pu être dix fois plus importante qu’à Tchernobyl, voire davantage encore. Si cela était arrivé, ce n’est pas seulement Tokyo, mais toute l’agglomération et la région du nord-est qu’il aurait fallu évacuer. Cette crainte, je l’ai eu très tôt. J’ai demandé au président de la Commission de l’énergie atomique japonaise d’étudier le pire scénario de l’accident. Son rapport disait qu’il faudrait évacuer le territoire dans un rayon de 250 km autour de la centrale, y compris Tokyo, soit cinquante millions de personnes.
Le pire scénario…
Exactement.
Vous vous dites : qu’est-ce que je vais faire ?
Il faut absolument empêcher cette catastrophe, même si on met en danger notre vie, sinon le Japon n’existerait plus en tant que nation pendant plusieurs décennies. Ce serait le chaos. Il fallait empêcher cette catastrophe. Il n’y a que la guerre qui puisse faire autant de dégâts qu’un tel accident.
En fait, on a eu une chance énorme : le nuage radioactif est parti vers le nord-ouest, plutôt que vers Tokyo et le sud-ouest ?
Oui, mais, si Tepco avait retiré tous les techniciens et abandonné les réacteurs, les matériaux radioactifs auraient été libres de se répandre, c’est ce que nous disait le rapport.
Il a fallu maintenir le personnel sur place ?
Tepco voulait retirer les techniciens. J’ai demandé de les maintenir jusqu’au bout pour maintenir le contrôle autant que possible. Je me suis déplacé au siège de la compagnie le 15 mars pour leur dire de ne pas abandonner la centrale.
Le peuple japonais a-t-il pris conscience qu’avec cet accident, le pays est passé au bord du chaos ?
Pendant les cinq jours qui ont suivi, je pensais à ce scénario d’évacuation de Tokyo, mais je ne le disais pas publiquement. Je retenais cette idée dans ma tête. Ce rapport du président de la Commission de l’énergie atomique est venu alors que la situation s’était à peu près stabilisée, et je ne l’ai pas rendu public à ce moment. Il ne l’a été que bien plus tard.
Comment expliquez-vous que les électeurs aient mis au pouvoir, en décembre 2012, un candidat favorable à l’énergie nucléaire, Shinzo Abe ?
L’opinion publique reste majoritairement favorable à la sortie de l’énergie nucléaire, mais le Parlement ne reflète pas l’opinion publique. Le problème est qu’il y avait beaucoup de petits partis contre le nucléaire, le Parti libéral démocrate de M. Abe a profité de cette division et a pu prendre la majorité.
Votre parti, le Parti démocrate, est-il opposé au nucléaire ?
Il a décidé que le Japon devait être sorti du nucléaire dans la décennie 2030.
En quoi l’accident de Fukushima vous a-t-il personnellement fait changer ?
Avant, je pensais que si on respectait les normes de sécurité, l’énergie nucléaire était bénéfique. Mais avec l’accident, j’ai senti corps et âme le risque du nucléaire, et j’ai changé à 180° : je pense qu’il faut arrêter le nucléaire le plus tôt possible.
Comment le Japon pourrait-il vivre sans nucléaire, qui représentait 28 % de sa production électrique ?
Aucun réacteur ne marche aujourd’hui et pourtant la vie des citoyens continue normalement, tout comme l’activité économique. Cela prouve que le Japon peut se passer du nucléaire. Juste avant la fin de mon mandat, j’ai fait passer une loi sur les tarifs de l’énergie renouvelable, afin de la soutenir, et sa production a beaucoup augmenté. On aura sans doute besoin pendant quelque temps de l’énergie fossile, mais à la longue, l’humanité pourra vivre avec les énergies renouvelables.
Est-ce que cela suffira ? Ne faudra-t-il pas changer de mode de vie ?
Au Japon, on a encore le plus souvent des vitres à simple paroi, alors qu’avec des doubles vitrages, on pourrait économiser beaucoup d’énergie : c’est un exemple de ce qu’on peut faire. Et puis oui, dans le mode de vie, il faut qu’on apprenne à avoir moins besoin d’énergie. Vous savez, sur la planète, l’énergie la plus importante est l’énergie solaire. Elle fait circuler l’eau, elle fait pousser les plantes – on n’utilise qu’une toute petite partie de l’énergie solaire, si on arrive à mieux l’utiliser, je suis sûr que même sans abandonner notre confort, on pourra utiliser beaucoup plus les énergies renouvelables.
Qu’est-ce qui empêche l’évolution vers la transition énergétique que vous souhaitez ?
Il y a encore au Japon un gros lobby du nucléaire, qu’on appelle « le village du nucléaire », il a une grande influence, maintient une campagne massive pour continuer le nucléaire.
Le nucléaire et la démocratie sont-ils conciliables ?
Je dirais : le plutonium et les êtres humains peuvent-ils cohabiter ? Le plutonium n’existe pas dans la nature. Il a été créé il y a soixante-dix ans. Y a-t-il sur la planète des êtres vivants qui peuvent cohabiter avec le plutonium ? J’en doute. Cela s’oppose à la démocratie. Car pour utiliser le nucléaire, il faut un pouvoir puissant, il faut prendre des mesures de sécurité très développées, donc une très forte police, une puissance militaire, donc une solide structure de pouvoir. Alors qu’avec l’énergie renouvelable, le pouvoir ne se concentre pas.
Quelle leçon le monde doit-il tirer de la catastrophe de Fukushima ?
L’accident nucléaire, on ne sait quand ni où il va se produire, mais il va se produire – je voudrais que tous les êtres humains le sachent. L’exploitation commerciale du nucléaire n’a commencé que depuis trente ans, et on a déjà connu trois accidents graves, avec Three Miles Island, Tchernobyl et Fukushima : cela peut arriver n’importe où et n’importe quand. Quand un accident nucléaire survient, les dégâts en sont énormes, presque équivalents à ceux d’une grande guerre. On ne peut empêcher que les catastrophes naturelles, comme les séismes, se produisent, même si on peut atténuer les conséquences. Mais les accidents nucléaires, on peut empêcher qu’ils se produisent.
Quelle idée ou quel message voudriez-vous transmettre à des jeunes générations, à des enfants, à propos du nucléaire et de l’écologie ?
Si les êtres humains peuvent vivre, c’est grâce à la nature. Donc, les êtres humains doivent vivre en harmonie avec la nature. Et une autre idée : la technologie et le bonheur n’avancent pas forcément de manière proportionnelle, de manière harmonieuse. Comment contrôler la technologie ? C’est une grande question.