Les illusions perdues (Vidéo)

“A l’époque où commence cette histoire, la presse de Stanhope et les rouleaux à distribuer l’encre ne fonctionnaient pas encore dans les petites imprimeries de provinces. (…) Angoulême se servait toujours des presses en bois, auxquelles la langue est redevable du mot faire gémir la presse, maintenant sans application.”

On peut bien tenir “Un grand homme de province à Paris”, partie centrale d’Illusions perdues, pour le sommet, ou, mieux, le coeur battant de La Comédie humaine, le manifeste balzacien par excellence, sans pour autant prendre au sérieux la satire du “journalisme” qui en est l’une des composantes majeures.

Grossièrement malmené par ceux que l’on appelait alors les “journalistes”, gens de sac et de plume groupés en petits cénacles jaloux publiant des feuilles éphémères et souvent adonnés au chantage, Balzac avait voué à cette corporation balbutiante une rancune exprimée notamment dans la dédicace de son oeuvre à Victor Hugo, où il assimile le traitement infligé dans son livre aux “journalistes” à celui que subissent, dans l’oeuvre de Molière, les médecins. Pire : dans la préface écrite en 1837 pour Illusions perdues, il traite le journalisme de “grande plaie du siècle” ; et dans celle de 1839, de “bâton pestiféré” et de “cancer” – suggérant ailleurs que “si le journalisme n’existait pas, il faudrait ne pas l’inventer”

Mais si quolibets et sarcasmes pleuvent sur les “journalistes” qui pullulent dans “Un grand homme de province à Paris”, Balzac, parce qu’il n’était pas un polémiste, mais un créateur de mondes hanté par le fantastique social et l’alchimie des relations humaines, se garde de peupler ces journaux de Diafoirus et de Basile, faisant surgir de ce marécage des personnages comme Etienne Lousteau, qui, pour si corrupteurs ou corrompus qu’ils paraissent, n’en sont pas moins savoureux.

La relation qui s’établit d’emblée entre Lousteau et Rubempré ne relève ni de l’intrigue ni de l’exploitation. Et comment Lucien, le “grand homme de province”, provisoirement égaré dans la presse, ne trouverait-il pas quelque saveur à ce personnage qui lance, impromptu, cette formule : “Le journal tient pour vrai tout ce qui est probable. Nous partons de là” ? Comment ne pas voir, entre ce “probable” et ce “partons”, une amorce, sinon de l’opération historique, en tout cas du journalisme critique – à venir…

Avec cet Etienne aux dents longues, je garde pour ma part une complicité qui remonte au temps où, annonçant aux miens que je me destinais au journalisme, j’entendis un oncle consterné me lancer : “Prends garde de ne pas finir comme Lousteau !”

OFFERT ET VIBRANT

Lucien Chardon, de Rubempré par sa mère, passé des bras de Mme de Bargeton à ceux de Coralie la comédienne avant de tomber dans les rets autrement redoutables de l’abbé Carlos Herrera, il est peu de dire que nous l’aimons, pour jobard et un peu ridicule qu’il soit, avec ses Marguerites imitées de Lamartine et son Archer de Charles IX inspiré de Walter Scott, un peu lâche aussi, qui partage Coralie avec ce butor de Camusot, mais si frais dans ses étonnements, si offert et vibrant.

Cependant, pour qu’il devienne ce dont il n’est que l’ébauche, encore faudrait-il qu’un journal, que le journalisme existât, que reparaissent des Linguet et Loustalot brisés par la Révolution, que surgissent enfin des Armand Carrel. Mais Balzac a choisi étrangement de situer son histoire en 1821, qui est bien la période la plus terne de l’histoire naissante du journalisme français.

François Mauriac faisait grief à l’auteur d’Illusions perdues de donner une description aussi floue de la vie politique de son temps, qui ne saurait se comparer à celles que proposent Lucien Leuwen et L’Education sentimentale. Mais plutôt que de situer son roman au cours des années 1830, si colorées et splendidement évoquées dans les Mémoires du père Dumas, Balzac a choisi de placer ses personnages en 1821-1822, années moroses de la vie publique française, comme foudroyées par l’orage impérial.

Quoi de plus atone, de moins “romanesque” que ces débats autour de M. de Villèle, entre conservateurs légitimistes qui se réclament du romantisme (Chateaubriand, le premier Hugo…) et libéraux en quête d’une Constitution qui se veulent attachés au classicisme ? De telle façon qu’un face-à-face politique pouvait opposer une “droite” se réclamant de Lamartine à une “gauche” alléguant Bossuet…

Mais on sait que là n’était pas le problème de cet écrivain plus attaché à transformer le très Gascon Honoré Balssa, originaire du Tarn par son père, en Honoré de Balzac, grand homme de province à Paris, que de se présenter, comme Lamartine, à la présidence de la République…

LEÇON DE MACHIAVÉLISME

Si porté que l’on soit à privilégier, dans Illusions perdues, les tribulations de Lucien dans le Paris de Lousteau et de Coralie, c’est tout de même dans la troisième partie, “Les souffrances de l’inventeur”, que Balzac a voulu en situer le joyau, la rencontre parfaitement improbable de Lucien, courant se suicider au bord de la Charente, avec Carlos Herrera, forçat promu abbé, ambassadeur du roi d’Espagne – en fait la réincarnation la plus saisissante de Vautrin.

La leçon de machiavélisme qu’administre l’ancien forçat à notre héros désespéré était tenue par Marcel Proust pour la plus belle scène de l’histoire du roman français.

 

Source

 

(Vidéo de 1968)

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