Un jour Rousseau sentit qu’il devenait monstre. « Moi qui me sentais digne d’estime et d’amour, écrit-il dans Les Rêveries … je me vis tout d’un coup travesti en un monstre affreux tel qu’il n’en exista jamais. » Nul doute que la même chose a dû arriver à Robert Louis Stevenson lorsqu’il a écrit son chef d’œuvre Dr. Jekyll and Mr. Hyde. Et à Kafka aussi qui, dans La Métamorphose, fait se réveiller Gregor Samsa sous la forme d’un monstrueux insecte.
Curieusement, cette question n’est guère posée, même après des crimes terribles, comme ceux commis contre Adeline ou Marie, en Suisse romande. Pourtant, une définition toute simple vient immédiatement à l’esprit. Un monstre est un individu qui ne respecte aucune règle morale ou civile. C’est de cette définition que partent les travailleurs sociaux et les responsables chargés de la sécurité.
On leur souhaite bien de la chance, car cette définition ne vaut rien. Il suffit de regarder une série TV américaine pour le comprendre. Un criminel monstrueux y est souvent présenté, au départ, comme un bon père, un citoyen modèle, un assidu paroissien. Il respecte toutes les règles morales. Mais derrière cette belle façade se cache du monstrueux. Vieille histoire de la pureté dangereuse déjà rapportée par les Évangiles dans la parabole du publicain et du pharisien; celui- ci se félicite de très bien se comporter et plus il avance dans les félicitations qu’il s’adresse à lui-même, plus on voit son masque de vertu se décomposer et laisser apparaître des scrofules.
Que la vertu puisse cacher le vice, nous le savons bien. Mais il y a pire, à savoir que la vertu peut produire ces scrofules dont nous croyions qu’elles étaient apparues fortuitement. Il y aurait, dès lors, un lien de cause à effet entre le bien et le mal. Plus on voudrait être bon, honnête, juste, plus on pianoterait, en sous-sol, de sinistres mélodies
On en est donc venu à se demander si ce ne serait pas justement le respect des règles qui créerait des monstres. Un chien enfermé dans une cage devient méchant. Des règles morales ne sont-elles pas comme les barreaux d’un grillage ? Ne répriment-elles pas nos instincts naturels qui, s’ils étaient libres de s’épanouir, ne produiraient jamais des tueurs en série ? Rousseau pensait déjà que l’homme civilisé était dégénéré par rapport à l’homme sauvage. Nous le pensons toujours et même de plus en plus.
De sorte qu’aujourd’hui, des butors philosophiques insistent lourdement. Pour eux, il faut affranchir les peuples de tout ce qui les opprime, les individus de tout ce qui les entrave. Plus personne ne doit vivre derrière des barreaux. Libérés de toute contrainte, nous ne pourrons plus jamais devenir des monstres parce que nous nous élèverons jusqu’à de cristallins sommets. Emportés dans une conviviale sarabande par quelque dionysiaque Conchita ceinte de la tiare d’une pureté éternelle,, nous tourbillonnerons dans l’azur d’un monde nouveau et sans méchants.
Le mariage pour tous, l’Eurovision, les gay prides, n’ont rien à voir avec l’homosexualité et tout à voir avec cet enchanteur tourbillon, à savoir un grand mouvement vers l’androgynique innocence d’une cosmique étreinte de toutes avec tous ou l’inverse. Plus de pistolets ni de couteaux comme ceux de Jack L’éventreur ou de Fabrice, le tueur d’Adeline, mais seulement les armes de l’amour. Et alors, dans ce nouveau royaume, que du bonheur ! Puisqu’on ne pourra plus distinguer entre hommes et femmes, le viol n’aura pas de sens ! Pas plus que la pédophilie d’ailleurs, puisqu’on ne pourra pas non plus distinguer entre adultes et enfants. Enfin, puisqu’il n’y aura ni bon, ni méchant, le crime aura disparu. Nous évoluerons dans un nouveau royaume, celui qui se trouve au-delà du bien et du mal. On dit qu’il est gardé par un ange à l’épée de feu. Eh bien cet ange, nous l’aurons dégommé !
Un théologien catholique, Josef Piper, disait que la fin des temps ne surviendrait pas le jour où l’on entendrait un big bang, mais celui où tout serait confondu. Les hommes avec les femmes, les enfants avec les adultes, le Nord avec le Sud, la mer avec la terre. Globalisation pas seulement planétaire, mais aussi cosmique. Le passé ne se distinguant pas de l’avenir, plus rien ne pourrait survenir ou disparaître. Temps bloqué et donc élimination de la mort ou de la naissance. Pour ce théologien, telle serait la fin du monde. Il semble que nous nous en approchions.
Un monstre n’a plus de forme reconnaissable. Il sent qu’il n’est plus un être humain et qu’il ne sera jamais reconnu par ses semblables. Malgré tous les efforts des agences en charge des droits de l’homme, il se sent dériver loin de l’humanité parce qu’il sent s’approcher la grande indistinction de la fin des temps. Impossible de se sentir reconnu par un « autre » lorsque personne ne se distingue plus de quiconque. Celui qui me regarde n’est plus distinct de moi ou de ses voisins, parce qu’il est tout le monde et personne. Comment pourrait-il me reconnaître, moi qui ai aussi les traits d’un monstre parce que je suis également tout le monde et personne ?
Comme échoué sur une île du diable parce qu’exclu de l’humanité, un monstre se sent libre de commettre les actes les plus abominables. Il a même une furieuse envie de les commettre, ces actes, parce que personne ne lui prête plus attention. S’il tue ou égorge, on le remarquera peut-être.
Un jour Rousseau sentit qu’il devenait monstre. « Moi qui me sentais digne d’estime et d’amour, écrit-il dans Les Rêveries … je me vis tout d’un coup travesti en un monstre affreux tel qu’il n’en exista jamais. » Nul doute que la même chose a dû arriver à Robert Louis Stevenson lorsqu’il a écrit son chef d’œuvre Dr. Jekyll and Mr. Hyde. Et à Kafka aussi qui, dans La Métamorphose, fait se réveiller Gregor Samsa sous la forme d’un monstrueux insecte.
Ces trois personnages ont senti que personne, autour d’eux, ne les reconnaissait. Rejetés par les autres, par tous les autres, ils ont cessé de faire partie de l’humanité. Comment, dans ces conditions, pourraient-ils sentir qu’ils sont encore humains ? Voilà qui ouvre la porte à bien des choses. Lorsqu’un individu se sent rejeté hors de toute communauté humaine, nous avons affaire à un monstre potentiel prêt à commettre des abominations. Ni Gregor Samsa, ni Rousseau n’en ont commis, à la différence de Mr. Hyde.
Si c’est bien le sentiment de ne plus appartenir à une communauté humaine qui peut faire de nous des monstres, nous sommes mal partis. En effet, la modernité, c’est la foule solitaire, l’atomisation, la déréliction, l’absence de reconnaissance, l’effacement de l’altérité dans le tourbillon de la mondialisation. Autant de choses qui forment un terreau idéal pour la prolifération du monstrueux. Prenons-en au moins conscience.
Jan Marejko