Jean de Menasce ou l’itinéraire atypique d’un grand dominicain

Traducteur de John Donne et T.S. Eliot, secrétaire du bureau sioniste à Genève, ordonné prêtre en 1935, le père Jean de Menasce (1902-1973) fut aussi un éminent spécialiste de l’Iran ancien.

Le 11 décembre 1923, Charles Du Bos note dans son Journal à propos de la visite chez lui d’un jeune intellectuel juif égyptien, qui a déjà contribué à faire découvrir T.S. Eliot en France et prépare un livre sur John Donne : « Nous avons été interrompus par Jean de Menasce, de passage entre Oxford et l’Égypte, et presque étourdissant de renseignements, surtout philosophiques. J’aimerais amener Menasce à publier,  il est dans ce merveilleux état de juvénile ouverture à la philosophie, opposé (au fond) à tout – sauf à l’étude ». Cinquante ans plus tard presque jour pour jour, le père Jean de Menasce meurt dans un hôpital après plus de vingt ans de maladie et de souffrance.

Athée déclaré

Fils d’un riche baron juif d’Alexandrie, ce jeune « prince de l’esprit » est aussi brillant en philosophie qu’en esthétique ou en politique. Militant sioniste, il se proclame aussi athée que son maître à penser Bertrand Russell, dont il est le traducteur. Il va même jusqu’à porter en permanence sur lui cette déclaration : « S’il m’arrive un jour de croire en Dieu, c’est que j’aurai perdu la raison ». Et voici que l’impensable arrive : la foi chrétienne lui tombe dessus, suite à une rencontre avec Stanislas Fumet. Il est baptisé moins d’un mois plus tard, en juin 1926.

Dès son baptême le nouveau converti mène une vie de foi exigeante et entraîne bientôt plusieurs de ses proches vers la foi chrétienne : « C’est un homme qui a fait un jour volte-face et ne s’est jamais retourné » (Stanislas Fumet). Il rejoint le tiers-ordre franciscain, avant de frapper, en 1930, à la porte d’un noviciat dominicain. Trois mois auparavant il avait achevé sous le titre « Quand Israël aime Dieu » une introduction au hassidisme suivie d’une anthologie qui contribuera à faire connaître, avant Martin Buber, les richesses spirituelles des communautés juives d’Europe centrale à la veille de leur extermination.  « Il y a là, écrit Paul Claudel à propos de ce livre, des choses splendides, dignes des plus grands mystiques, entre autres les passages sur l’exil de la shakinah et sur la création par retrait de Dieu ». Peu après son ordination sacerdotale, le père de Menasce se voit confier une chaire d’Histoire des religions à l’Albertinum de Fribourg,  alors qu’il n’a aucune connaissance particulière en ce domaine, mais ses supérieurs sont persuadés que sa puissance intellectuelle se jouera des obstacles. De fait, il étudie la langue pehlevie de l’ancien Iran et les religions mazdéennes avec tant de facilité qu’en peu d’années il en devient un des spécialistes mondiaux. On crée pour lui une chaire à l’École des Hautes Études de Paris et l’Université de Princeton lui en offre une autre.

 

Prêtre pour tous

Type même du grand érudit, il se fait savant avec les savants, humble avec les humbles, et prêtre pour tous. Il sera aussi doyen de la faculté de théologie de Fribourg, écrira un livre qui fait date sur la Permanence et transformation de la Mission (Cerf, Paris, 1967). Il avait traduit de l’allemand et publié L’Homme du ressentiment de Scheler, une des réponses les plus fortes aux accusations de Nietzsche contre le christianisme, et participera à la publication de la Bible de Jérusalem (traduction du livre de Daniel). Le père de Menasce compte parmi ses amis des hommes aussi divers que Claudel, Massignon, Dumézil, le chef d’orchestre Klemperer, le futur cardinal Journet, Maritain, le père Loew ou le père de la bombe atomique, Oppenheimer (qu’il réussit un jour à détourner du suicide), mais aussi nombre de religieux, religieuses ou laïcs inconnus. Bon théologien (« la sûreté de sa doctrine théologique était admirable», P. Lavaud), il est surtout un confesseur et un  père spirituel pour beaucoup, religieuses ou laïcs de toutes conditions que Dieu met sur sa route mais aussi cas difficiles ou désespérés que ses confrères lui envoient.

Les « petits billets » qu’il a laissés montrent une pratique sûre et ferme dans la douceur dans la direction d’âme. « Dieu n’est jamais banal, le péché toujours », cette phrase résume bien le réalisme et l’enthousiasme de sa direction d’âme. Et son apostolat est « fécond en conversions et en vocations », (Robert Rochefort). Depuis 1951, le père de Menasce est aussi un grand malade (après une première attaque il doit réapprendre jusqu’au Notre Père), mais cela ne freine en rien son activité scientifique et pastorale qu’il poursuit au-delà de ses forces, avant d’entamer un long voyage dans la souffrance et la diminution progressive. Il prend position avec une fermeté passionnée mais toujours pleine de charité dans la crise qui secoue l’Église et son ordre après Vatican II. Pour ne citer qu’un domaine, celui des confusions nées du légitime effort de dialogue avec les religions du monde, il rappelle dans une lettre à un confrère dominicain que l’originalité du Christ (et donc du christianisme) ce n’est même pas de s’être dit prophète ou même Dieu mais «de l’être vraiment», ajoutant: « cette originalité ne se constate pas autrement que par la foi ».

L’offrande de la maladie

Ses dernières années sont une longue agonie, ne pouvant plus communiquer que par un tableau alphabétique, avec un courage et une patience qui forcent l’admiration. Au lendemain de sa mort, André Frossard écrira dans Le Figaro: « Cet homme, qui savait quatorze langues (3), dont deux ou trois orientales inconnues du reste des mortels, en parlait une quinzième qui n’a pas besoin de mots pour se rendre intelligible : celle de la charité ».

Lu sur L’Homme nouveau

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