(…) Dans Ouvrir la voix, le documentaire de la réalisatrice afro-féministe française Amandine Gay, une vingtaine de femmes noires témoignent de leur impossibilité de vivre sans qu’on ne leur rappelle quotidiennement qu’elles ne sont pas blanches et que, de ce fait-là, elles ne seraient pas pleinement européennes. Il y a l’inévitable question sur vos origines (« Tu viens d’où ? »), l’étonnement quand vous maniez à la perfection l’imparfait du subjonctif (« Tu parles bien le français ! ») ou quand vous dites que vous avez fait Sciences Po.
« On ne peut jamais se fondre dans la masse, être invisibles, c’est-à-dire ne pas être une source de curiosité ou d’angoisse pour l’autre. Nous sommes toujours en alerte, car si l’on oublie qu’on est noire, on va nous le rappeler de manière extrêmement violente. Pour ceux qui grandissent dans un milieu où être noir est la norme, il est extrêmement difficile de comprendre ce que vivent les Noirs en France », explique Amandine Gay. La réalisatrice a pour sa part fui l’Hexagone, ne se voyant pas fonder une famille dans un pays qui ne propose « rien qui ne puisse donner de la fierté aux enfants noirs ». Pas de modèle de réussite en nombre suffisant pour qu’il ne relève pas de l’exception. Pas de place dans les manuels scolaires en dehors du traumatisme de l’esclavage…
A 32 ans, elle vit donc à Montréal, où « le niveau de précarité des communautés noires n’est pas celui de la France ». Un exil racial pour pouvoir poursuivre ses recherches et réaliser des films sur des thématiques liées aux conditions minoritaires, au racisme et travailler par exemple sur « l’adoption, par des familles blanches, d’enfants “racisés” ». « Aujourd’hui, non seulement la France n’est pas prête à nous faire une place mais, en plus, on nous défend de travailler sur des questions qui touchent à notre expérience », avance celle qui a été elle-même adoptée par une famille blanche. Terrible constat que dressent avec elle les femmes à qui elle donne la parole pendant deux heures.(…)
Les paroles données à entendre dans Ouvrir la voix déconstruisent nombre de préjugés et montrent à quel point certaines attentes de la société peuvent être absurdes : demande-t-on à un Blanc de se désolidariser des actes terroristes ou criminels commis par d’autres Blancs ? Le communautarisme est-il du côté de ceux qui vivent ensemble, malgré leurs différences sociales et culturelles, dans les quartiers populaires, ou de ceux qui vivent dans un entre-soi où les tenues vestimentaires et l’horizon culturel et religieux sont extrêmement codifiés et exclusifs, comme à Saint-Germain-en-Laye ? Comment expliquer que certaines féministes blanches reproduisent l’oppression dont elles ont été victimes en imposant aux autres leur manière de penser leur rapport au corps ? Et qu’elles peuvent parfois faire preuve du plus méprisable paternalisme condescendant dès lors qu’elles s’adressent à des Noires ?
La narration glisse d’un thème à l’autre et construit un récit en deux temps. Etre une femme noire dans un milieu blanc. Etre une femme noire dans un milieu noir. Une manière à la fois frontale et subtile pour montrer à quel point le racisme et le sexisme peuvent être intériorisés. « Ce film va être très violent pour la communauté noire, prévient Amandine Gay. D’abord parce que, lorsque l’on est victime, on peut être dans le déni de ce que l’on vit et que l’on n’a pas envie que l’on nous renvoie justement cette image de victime. Mais aussi parce que si nous voulons nous décoloniser, nous devons aborder les sujets tabous au sein de notre propre communauté, comme l’homosexualité par exemple, et interroger la normativité sexuelle et genrée. Oui les mouvements afrocentristes sont hyper machistes. »