Multatuli de Max Havelaar

Max Havelaar France est une association de solidarité internationale. Elle représente sur le territoire français le mouvement international Fairtrade / Max Havelaar composé, au sein de son Assemblée Générale, à parité égale, de représentants de producteurs du Sud et d’organisations de la société civile du Nord. Ce mouvement garantit, à travers son label, des conditions commerciales plus justes aux producteurs d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie. Regroupés au sein de collectifs gérés démocratiquement, ils sont en capacité de combattre la pauvreté par eux-mêmes, d’être davantage en position de force et de prendre en main leur propre avenir.

 

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En 1860, Edward Douwes Dekker publie, sous le nom de Multatuli (pseudonyme généralement interprété comme « J’ai beaucoup souffert »), le roman Max Havelaar of De Koffiveilingen der Nederlandsche Handelmaatschappy (Max Havelaar ou les Ventes de café de la Compagnie commerciale des Pays-Bas). Pour beaucoup, ce roman constitue le meilleur de toute la production littéraire des Pays-Bas au xixe siècle. Max Havelaar frappe par sa forme et par son message. Dekker, ex-fonctionnaire du gouvernement néerlandais dans les colonies, écrit son roman suite à une série d’expériences profondément douloureuses vécues aux Indes Néerlandaises, en particulier à Lebak. L’œuvre, qui résulte donc d’une refonte imaginaire d’expériences personnelles, est composite, multiforme, bariolée. Elle paraît pourtant également remarquablement unifiée par l’élan d’indignation qui la traverse. C’est cette indignation que l’auteur cherche à partager avec ses lecteurs.

Aujourd’hui, le grand public connaît Multatuli comme un auteur anti-colonial [1][1] P. Pattynama : « … de baai…de binnenbaai… ». Indië…. Ce qu’Edward Douwes Dekker a dénoncé cependant est, non pas le colonialisme en soi, mais la brutale exploitation du Javanais par les colonisateurs néerlandais et leurs complices indigènes.

Le livre, qui doit être lu comme une éloquente et virulente dénonciation, marque également, comme nous le montrerons ici, la transmission d’un héritage idéel, spirituel et personnel. C’est en assimilant l’idée du pusaka et en l’adaptant au projet de son roman, que Multatuli témoigne de son profond attachement à ce pays d’adoption, où il avait tant souffert avec les siens.

Rappelons les grandes lignes de Max Havelaar, ainsi que quelques aspects de sa construction. Le premier personnage dont nous faisons la connaissance est Batavus Droogstoppel, courtier en café à Amsterdam. L’auto-présentation de ce dernier appartient aux pages les plus humoristiques de la littérature néerlandaise. Droogstoppel a décidé d’écrire un roman susceptible d’être utile à ses collègues courtiers et, pourquoi pas, à beaucoup d’autres. Les activités à la bourse lui laissent peu de temps, mais deux autres personnages vont lui permettre de réaliser son projet. Le premier de ces personnages est Sjaalman, l’Homme au Châle, dont la description ressemble à coup sûr au plus près à celle de l’auteur, Edward Douwes Dekker, appauvri et malade au moment de la rédaction de Max Havelaar. Dans l’histoire, Sjaalman est un ami d’enfance de Droogstoppel, que ce dernier a perdu de vue depuis longtemps. L’Homme au Châle possède un paquet d’écrits sur les sujets les plus divers. L’énumération de ces sujets prend plusieurs pages du Max Havelaar. Il s’agit du fameux « pak van Sjaalman » (paquet de l’Homme au Châle). Nous apprenons que ce dernier avait lui-même un projet de publication, mais que ce projet ne peut pas aboutir. Droogstoppel, qui constate que le paquet contient des documents concernant la culture du café, potentiellement intéressants pour un public de courtiers, décide de négocier avec son ancien camarade une solution par laquelle Sjaalman réalisera au moins une partie de son propre projet de publication et Droogstoppel pourra, pour sa part, écrire son roman en se fondant sur des documents jugés utiles provenant du paquet.

Le second personnage, qui assistera Droogstoppel dans la rédaction du livre est Ernest Stern, appartenant à une maison de négociants allemande de laquelle notre courtier essaie de se rapprocher. Droogstoppel permet à Stern de faire un stage chez lui à Amsterdam, mais lui demande aussi d’assurer en partie la rédaction du roman en faisant des choix dans le paquet. C’est alors que se constitue un véritable complot entre Stern et l’Homme au Châle, dans lequel seront également impliqués les enfants de Batavus Droogstoppel.

Il était dans les intentions du courtier en café d’écrire un roman utile, c’est-à-dire propageant ses propres idées sur le commerce, les colonies, la religion, la poésie – idées dont Douwes Dekker ne manque pas, grâce à ses dons de caricaturiste littéraire, de mettre en lumière l’incroyable étroitesse. Seulement, Droogstoppel a signé un contrat avec Stern concernant la rédaction du roman et ce contrat laisse une grande liberté à Stern. Ce dernier profite de cette liberté pour faire entendre la voix de l’Homme au Châle. C’est ainsi que, dans une série de chapitres entrecoupés par des interventions de Droogstoppel, le lecteur est confronté avec le récit des événements qui se sont déroulés à Lebak où Max Havelaar était assistant résident au service du pouvoir colonial néerlandais.

Après des explications parfois très longues sur les conditions dans lesquelles travaillaient les fonctionnaires du gouvernement néerlandais, et plus particulièrement sur leurs rapports avec les chefs indigènes, nous suivons Max Havelaar dans ses démarches, en commençant par son arrivée à Lebak. S’étant renseigné sur les abus endémiques de ce district et s’indignant de l’habitude qu’avaient les chefs locaux de réquisitionner à grande échelle et dans une parfaite illégalité les pauvres agriculteurs des rizières pour des travaux non rémunérés, Havelaar décide de marquer son installation par une allocution aux chefs de Lebak. Ce discours est un véritable fleuron de la littérature néerlandaise. Havelaar s’exprime avec diplomatie mais sans ambiguïté par rapport à son intention de changer les choses à Lebak.

Les injonctions de Havelaar restent cependant sans effet et le nouvel assistant résident décide de prendre les mesures qui s’imposent en accusant les chefs prévaricateurs et coupables d’injustices graves. Devant un manque total d’appui de la part de ses supérieurs et face à sa propre incapacité de protéger, dans ces conditions, les plaignants, qui croyaient en son pouvoir, Havelaar se voit obligé de quitter son poste. Un entretien avec la plus haute instance du pouvoir néerlandais sur place, le Gouverneur Général, lui est refusé. Il est acculé à l’état de l’Homme au Châle : sans ressources, endetté, incapable de faire vivre sa famille. Il semble également désespérer de la mission qu’il pensait avoir. Pourtant, ce n’est pas le désespoir, mais l’indignation qui l’emporte à la fin.

Comme l’a démontré Sötemann dans son étude fondamentale sur la structure du Max Havelaar [2][2] A.L. Sötemann : De structuur van Max Havelaar, bijdrage…, toute la composition du roman tend vers l’identification de Sjaalman avec Havelaar, et enfin d’Havelaar avec Multatuli. Cette dernière identification s’opère à la fin du livre, lorsque Droogstoppel et Stern, que le lecteur s’était habitué à considérer comme les rédacteurs du texte, sont renvoyés par celui qui émerge comme le véritable auteur, Multatuli. Droogstoppel et Stern n’ont été que ses instruments. Sötemann observe très justement que même ce Multatuli, l’intrus des dernières pages, est un personnage, et non pas évidemment la personne d’Edward Douwes Dekker écrivant sous ce nom de plume. Porteur de l’indignation de ce dernier, Multatuli est aussi celui qui transmet le message central du livre : « le Javanais est opprimé ».

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Pourquoi vouloir considérer cette œuvre comme un pusaka ? Parce que Douwes Dekker le veut ainsi. Effectivement, lorsque Multatuli se dévoile finalement, il évoque le double but visé par ce roman :

Ja, ik, Multatuli, « die veel gedragen heb » neem de pen op. Ik vraag geen verschoning voor de vorm van mijn boek. Die vorm kwam mij geschikt voor ter bereiking van mijn doel. Dit doel is tweeledig : ik wilde in de eerste plaats het aanzijn geven aan iets dat als heilige poesaka zal kunnen bewaard worden door kleine Max en zijn zusje, als hun ouders zullen zijn omgekomen van ellende. Ik wilde aan die kinderen een adelbrief geven van mijn hand. En in de tweede plaats : ik wil gelezen worden. [3][3] Multatuli (Eduard Douwes Dekker) : Max Havelaar of…
[Oui, à moi, Multatuli, « qui ai tant supporté », de reprendre la plume de vos mains. Je ne présente pas d’excuses pour la forme de mon livre. Cette forme m’a paru convenir au but que je souhaitais atteindre. Ce but est double : j’ai voulu tout d’abord créer quelque chose que le petit Max et sa sœur pourront garder en héritage, en pusaka sacré, lorsque leurs parents auront péri de détresse. J’ai voulu donner à ces enfants des lettres de noblesse écrites de ma main. Et en second lieu : je veux être lu.] [4][4] Multatuli (Eduard Douwes Dekker), Max Havelaar ou les…

Puis suit une liste de ceux par qui Multatuli veut être lu, et on ne peut conclure autrement que : par tout le monde. Il faut que tout le monde ait entendu le cri « De Javaan wordt mishandeld » [5][5] Note 3, p. 247. (Le Javanais est opprimé).
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Dans la littérature très vaste sur le roman Max Havelaar [6][6] O. Praamstra : « Honderd jaar Max Havelaar-studie »,…, c’est surtout le deuxième objectif qui a pleinement reçu l’attention des commentateurs. L’œuvre maîtresse de Multatuli est lue d’abord comme une dénonciation des excès de la politique coloniale néerlandaise. Une large part des commentaires concerne des questions que l’on pourrait qualifier d’extralittéraires. On s’est beaucoup intéressé à la vérité historique des conditions et des événements décrits par l’auteur. Dans une certaine mesure, on s’est également intéressé aux effets qu’a pu avoir cette dénonciation, effets sur la vie de l’esprit des Pays-Bas, effets aussi sur la politique coloniale des Néerlandais.
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Au niveau des recherches concernant les caractéristiques intrinsèques du roman – et là nous pensons évidemment en premier lieu au travail fondamental fait par Sötemann – le regard s’est focalisé sur les moyens structurels employés dans le roman pour permettre de créer chez le lecteur le choc de la réalisation…that there is something rotten in the state of the colonies… and of the Netherlands.
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Ainsi, Sötemann montre de façon convaincante que c’est par un procédé original d’ironisation d’une ironisation que le lecteur est amené à accepter la vérité : « le Javanais est opprimé » [7][7] Note 2, chapitre IV.. Le paquet de l’Homme au Châle, contenant les éléments sur lesquels le roman reposera selon les dires de Droogstoppel, qui se présente lui-même comme le premier des co-auteurs, correspond à une convention littéraire. Au xixe siècle, un lecteur averti savait qu’il était censé prendre avec ironie l’assurance de l’auteur que l’œuvre allait s’appuyer sur des documents authentiques : c’est bien dans une histoire fictive que le lecteur se savait entraîné. Jouant précisément de cette convention, Multatuli obtiendra l’effet de choc qu’il cherche. En structurant de façon ingénieuse le processus d’identification progressive des personnages-auteurs interposés, il rend la conclusion inévitable : les documents du paquet de Sjaalman sont bel et bien authentiques et révèlent des faits aussi irréfutables qu’abominables.
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Ces quelques remarques suffisent à illustrer le fait que la critique littéraire et les études contextuelles se sont largement concentrées sur le roman comme dénonciation. L’autre objectif de Multatuli, écrire une œuvre faisant fonction de pusaka, est généralement oublié ou est traité en quelques lignes seulement. C’est une circonstance d’autant plus surprenante qu’il s’agissait clairement d’une priorité pour l’auteur. Comme nous l’avons constaté plus haut, Multatuli dit explicitement vouloir en premier lieu (in de eerste plaats) créer un pusaka, et, en second lieu, être lu de tous.
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Dans la suite, nous tenterons de montrer que la perspective qu’ouvre la notion de pusaka peut permettre de découvrir de nouveaux sens au livre et de mieux comprendre sa richesse et sa forme inhabituelle. Nous le ferons en attirant l’attention sur des parties souvent négligées dans les interprétations proposées, parce que considérées comme secondaires. Nous soutiendrons qu’il peut bien y avoir une poétique du pusaka littéraire. Enfin, nous nous proposons de montrer que les deux objectifs évoqués par Multatuli sont intimement liés.

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