Lu ailleurs / La charge de Jean Clair contre les dérives de l’art

 Le Figaro

Par Antoine de Galbert

Dans son nouveau pamphlet, L’Hiver de la culture, l’essayiste étrille les musées, l’art contemporain, ses marchands et ses collectionneurs. 

 Cent quarante pages, neuf courts chapitres: il n’en faut pas plus à Jean Clair, dans son pamphlet L’Hiver de la culture, pour dresser son réquisitoire contre le monde de l’art. Académicien, conservateur, essayiste, commissaire d’expositions à succès comme Mélancolie ou Crime et châtiment, Jean Clair n’en est pas à son premier coup de gueule. En 2007, dans Malaise dans les musées, il s’insurgeait de l’accord de coopération conclu entre le Louvre et Abou Dhabi: il ouvrait, estimait-il, la voie à la marchandisation des œuvres et écornait le principe de l’inaliénabilité du patrimoine artistique de l’État. L’Hiver de la culture s’inscrit dans la lignée de son Malaise…

Cette saison froide qu’il annonce pour la culture est le signe d’une crise de civilisation. Avec la perte du sacré, le recul de la religion, les œuvres d’art peuvent-elles encore faire sens pour ceux qui les regardent? Non, on ne les adore que pour elles-mêmes, regrette Jean Clair, qui parle de «culte de la culture» et qui craint que les musées deviennent des « abattoirs culturels». «Absurdité de ces tableaux alignés, par époques ou par lieux, que personne à peu près ne sait plus lire, dont on ne sait pas encore pour la plupart déchiffrer le sens, moins encore trouver en eux une réponse à la souffrance et à la mort. (…) Les foules qui se pressent en ces lieux, faites des gens solitaires qu’aucune croyance commune, ni religieuse ni sociale ni politique ne réunit plus guère, ont trouvé dans ce culte de l’art leur dernière aventure collective.»

Un public incapable de comprendre les œuvres du passé n’a que les artistes contemporains qu’il mérite. Des artistes qui, aujourd’hui, contrairement, aux avant-gardes du XXe siècle, ne rêvent que d’entrer au musée «avec la mine contrite et réjouie du roturier admis dans la noblesse». Et les musées les accueillent de bonne grâce puisqu’ils sont devenus un rouage essentiel du marché de l’art. «Une étrange oligarchie financière mondialisée, comportant deux ou trois grandes galeries parisiennes et new-yorkaises, deux ou trois maisons de vente, et deux ou trois institutions publiques responsables d’un patrimoine d’un État, décide ainsi de la circulation et de la titrisation d’œuvres d’art qui restent limitées à la production, quasi industrielle, de quatre ou cinq artistes.» Titrisation… La promotion d’artistes comme Jeff Koons ou Damien Hirst, analyse Jean Clair, s’inspire des techniques financières qui ont conduit à la crise du subprime, en 2008. Il s’agissait alors de confectionner des produits financiers mêlant des obligations saines à des titres très risqués.

 

«Le dernier perd tout»

  Démonstration: «Soit un veau coupé en deux dans sa longueur et plongé dans du formol…» On reconnaît, bien sûr, le Veau d’or de Damien Hirst. Commencez par l’exposer d’autres artistes dans des galeries, vendez-le à un collectionneur, négociez avec un grand musée une exposition de l’artiste et, si tout se déroule comme prévu, sa cote va s’envoler. Mais comme en Bourse, le marché peut se retourner et, dans cette spéculation, «le dernier perd tout». Il y aurait vraiment quelque chose de pourri au royaume des beaux-arts.

Curieusement, Jean Clair laisse quand même briller une petite lumière dans ses pages si pessimistes. Si peinture et sculpture partent à vau-l’eau, la musique et la danse tiennent bon, dit-il: «Il existe encore une musique sacrée: de jeunes compositeurs écrivent encore des messes, des requiem, des opéras métaphysiques. La danse non n’a jamais peut-être été aussi belle, fascinante, aérienne (…) On devine la raison: il y a dans ces disciplines – le mot reprend son sens – un métier, une maîtrise du corps longuement apprise, une technique singulière, année après année enseignée et transmise. Or il n’y a plus ni métier ni maîtrise en arts plastiques.»

L’Hiver de la culture lu par…

• Guillaume Cerutti – PDG de Sotheby’s France : «Un imprécateur immobile»

J ‘admire profondément l’érudition de Jean Clair, qui a été le commissaire de quelques-unes des expositions les plus marquantes de ces dernières décennies, notamment Vienne, L’Âme au corps et, plus récemment, Mélancolie. En revanche, j’ai toujours été plus réservé à l’égard de ses essais, aux thèses bien connues sur la marchandisation de la culture, l’inanité de la création plastique contemporaine, l’uniformisation abêtissante des musées et de leurs visiteurs, et autres récurrences déclinistes auxquelles ne déroge pas son dernier ouvrage, et dont je ne partage pas la philosophie. Mais ce qui me gêne le plus, à vrai dire, dans les écrits de Jean Clair, ce n’est pas la radicalité ou la provocation du propos, qui a toujours son utilité dans le débat. C’est plutôt l’absence de toute proposition de réponse ou de riposte aux maux qu’il dénonce.

 

«Crise des valeurs»

Quand, citant avec beaucoup d’à propos Georges-Henri Rivière, créateur du Musée des arts et traditions populaires, l’auteur énonce que «le succès d’un musée ne se mesure pas au nombre de visiteurs qu’il reçoit, mais au nombre de visiteurs auxquels il a enseigné quelque chose», on attendrait du directeur du Musée Picasso que fut Jean Clair pendant longtemps qu’il nous livre ses propositions dans le domaine de l’éducation artistique, l’un des enjeux majeurs de la politique culturelle française depuis près de vingt ans.

Plus loin, il s’élève contre une prétendue collusion entre les entreprises du marché de l’art et quelques grands musées internationaux, au bénéfice d’une poignée d’artistes contemporains et de collectionneurs devenus des «traders». En dehors du caractère outrancier et partiel de la description, qui ne reflète en rien la réalité plus variée et plus complexe du marché de l’art, des artistes et des collectionneurs d’aujourd’hui, on aimerait là aussi savoir quels remèdes éventuels préconiserait Jean Clair pour soigner cette «crise des valeurs» qu’il dénonce.

Faudrait-il que les musées s’interdisent toute ouverture sur la création contemporaine et ceux qui la promeuvent? Faudrait-il que notre pays tourne le dos au marché de l’art, alors que la vitalité des maisons de vente et des galeries va toujours de pair avec le rayonnement culturel? En définitive, on referme le livre de Jean Clair avec le sentiment d’avoir lu un libelle rageur, superbement écrit, mais un peu stérile, l’œuvre d’un imprécateur talentueux, mais hélas immobile.»

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Antoine de Galbert – Collectionneur, fondateur de la Maison Rouge, 10 boulevard de la Bastille, Paris, XIIe: «Pourquoi tant d’intelligence au service d’un tel désespoir?»

Je lis Jean Clair depuis toujours, et c’est un vrai problème pour moi. Il a une pensée évidemment intelligente, très souvent juste dans le constat de ce qui blesse. Je tombe souvent d’accord avec lui lorsqu’il stigmatise les risques que courent les musées (confusion entre patrimoine et art contemporain, bureaucratisation, perte d’indépendance culturelle, etc.) ou la bêtise inculte d’un certain marché de l’art.

Cette pensée a toujours été pour moi une tentation à laquelle je résiste, car, bien que brillante, elle est passéiste et ne propose rien. Il faut, pour réformer le monde, en faire partie, et ce n’est pas son cas. Mystérieusement, en tout cas, pas aujourd’hui. Car, dans le passé, cet intellectuel a défendu des artistes qui lui étaient contemporains, à commencer par Daniel Buren. Au-delà des doutes légitimes qui garantissent tout esprit critique, il s’agit aussi de croire en la vie, en son temps, dans le futur que proposent les artistes dans leurs visions et leurs tâtonnements. Je ne partage donc pas son aigreur, ce refus de la vie et cette tentation de l’hiver. Dans son essai, il a éteint, clos, mis à mort tout ce qui pouvait se passer demain. Pour cela, il n’est pas fréquentable.

«Il pourrait nous donner une chance »

Jean Clair est trop intelligent pour être réactionnaire, reproche qu’on lui fait souvent dans le monde de l’art. Trop intelligent aussi pour ignorer qu’il donne par son érudition même des arguments aux détracteurs primaires de l’art contemporain. Tous ces livres sont, pour moi, des ouvrages où il manquerait la deuxième partie de rigueur dans une dissertation de Sciences Po. Un «oui, mais» ou un «oui, non» qui nuancerait et réintroduirait le monde dans le débat d’idées. Pourquoi tant d’intelligence au service d’un tel désespoir? Il pourrait nous donner une chance, écrire le monde tel qu’il est, mais écrire ensuite comment il pourrait être. Il pourrait parler de tous les gens cultivés et créateurs que je rencontre moi-même quotidiennement. Jean Clair touche un grand nombre de lecteurs. Car comment ne pas douter de l’avenir? Quel acteur de l’art contemporain n’a pas été tenté d’abandonner par manque de conviction ou par doute? Et puis il y a la vie, et la vie n’est pas l’histoire, mais l’avenir, dans des cultures qui ne seront plus jamais hellénistes ou latinistes, mais autres. Dans le dernier paragraphe – enfin ! -, Jean Clair rend hommage aux artistes victimes des politiques culturelles, sans citer leurs noms, sans tenter de les défendre, comme s’il ne croyait même pas en eux. Son hiver à lui?

(Propos recueillis par Valérie Duponchelle)

L’Hiver de la culture et Malaise dans les musées, Flammarion, coll. Café Voltaire

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