.Emmené fort jeune à Naples par son père, exilé, Pascal Paoli entra à l’école militaire de cette ville et, après de brillantes études, obtint un brevet d’enseigne de cavalerie dans le régiment corse, dont son père était colonel. Celui-ci, les yeux constamment fixés sur sa patrie, attendait avec impatience le jour où son fils aîné, Clément, qu’il avait laissé en Corse, le rappellerait. Les années s’écoulèrent dans cette attente, et lorsque, en 1755, les patriotes corses voulurent élire un général pour remplacer le valeureux Gaffori, traîtreusement assassiné le 2 octobre 1753, Hyacinthe, trop vieux pour une si rude tâche, dut laisser partir Pascal, à qui le chanoine Orticon vint porter la décision des chefs ds l’île.
Pascal Paoli débarqua le 29 avril 1755 et se rendit à Rostino, sou pays natal. C’est là que les membres du conseil suprême vinrent le trouver, et, le 25 juillet de la même année, la consulte, qui s’assembla au couvent de San-Antonio della Casabianca, l’élut général. Paoli arrivait en Corse précédé d’une grande réputation de courage et de talents ; peut-être aussi, aux yeux de quelques membres de la consulte, son premier mérite était d’avoir vécu loin de la Corse et de ne s’être prononcé pour aucun des partis qui divisaient l’île. Le premier soin de Paoli fut de définir ses pouvoirs et ceux du peuple ; il facilitait par là son action et pouvait sans entrave intérieure se consacrer tout entier à sa grande œuvre de libération. Il trouva tout d’abord une vive résistance chez Emmanuel Matra, à qui son influence et sa fortune avaient un moment fait espérer, sinon d’être nommé général en chef, du moins d’être adjoint à Paoli. Mais, éclairé par le passé, le conseil suprême ne voulait qu’un chef. Matra, repoussé, contrecarra les propositions du général, et, mettant à profit le premier prétexte venu, un châtiment trop rigoureux infligé à un de ses clients, il entra en révolte ouverte.
Un moment enfermé dans le couvent de Bozzio, Paoli allait succomber, quand Cervoni vint le délivrer. Il ne fut pas plus heureux dans ses premières luttes contre les Génois et vint échouer devant Furiani. La guerre qui s’alluma en 1756 entre l’Angleterre et la France, au sujet des limites de l’Acadie et du Canada, ramena les Français en Corse. Craignant que l’Angleterre ne s’emparât des ports de l’île, Louis XV envoya des troupes pour les garder. M. de Castries, leur premier chef, vécut en bonne intelligence avec les Corses ; mais les hauteurs de M. de Vaux, son successeur, amenèrent des rixes que la prudence de Paoli sut heureusement arrêter. En 1757, Paoli échoua devant San-Pelegrino, au pouvoir des Génois, et, l’année suivante, son frère Clément ne fut pas plus heureux devant Bastia. Toutefois, Furiani, qui commandait Bastia, ayant été pris, Paoli le fit aussitôt fortifier, ainsi que Nonza. A cette nouvelle, le sénat génois envoya en Corse l’ex doge Grimaldi avec 6.000 hommes de troupes et de l’artillerie. Furiani fut aussitôt attaqué, mais si valeureusement défendu, que les Génois durent lever le siège et se retirer à Bastia. L’échec de Clément à l’attaque de Saint-Florent fit sentir à Paoli la nécessité d’avoir une marine. Il acheta quelques petits vaisseaux armés de canons et proposa des lettres de marque à tous capitaines nationaux ou étrangers qui voudraient armer en course contre les Génois. Il fallait des subsides pour cette nouvelle création : Paoli pensa au clergé.
Les évêques de la Corse, nommés par Gènes, ne résidaient jamais dans leur diocèse ; Paoli voulut les forcer à y rentrer ; les évêques refusèrent. Paoli demanda alors à Clément XII d’envoyer en Corse un visiteur apostolique pour terminer le différend, et le pape choisit pour cette mission de Angelis, évèque de Segni. Les Génois se plaignirent hautement de cette immixtion du chef de l’Eglise dans les affaires de l’île ; ils y voyaient, et avec raison, une reconnaissance tacite de l’existence politique de ce qu’ils appelaient des rebelles. En ce moment, des presses installées dans l’île par les soins du général firent paraître de nombreux manifestes contre les Génois. Ceux-ci ayant décrété de prise de corps le visiteur apostolique, le décret fut brûlé solennellement de la main du bourreau, et ne pouvant autrement soutenir ses prétentions, la république génoise dut laisser de Angelis continuer sa mission, dont il s acquitta avec zèle. Paoli profita de l’enthousiasme du clergé national, surexcité en ces circonstances, pour faire décider sans trop de murmures que le produit des dîmes viendrait grossir les finances du gouvernement national. Gènes voulut alors essayer de ressaisir son empire par des négociations. Une junte se rendit en Corse, portant, avec un décret d’amnistie donné le 9 mai 1761 par le sénat, les plus brillantes promesses. Paoli répondit en réunissant aussitôt à Vescovato-in-Casinca, le 24 mai, une consulte qui vota un manifeste dans lequel elle déclarait n’accepter la paix qu’en échange de la reconnaissance, par Gênes, de la liberté de la Corse, offrant, d’ailleurs, des dédommagements pécuniaires. La consulte décréta ensuite l’établissement d’une monnaie nationale et porta sentence de mort contre le marquis de Grimaldi et ses partisans. Le vote était un peu forcé par l’appareil guerrier dont avait été entourée la salle ; mais Paoli avait voulu par là empêcher Gênes de tenter d’agir sur les membres de la consulte et il y réussit pleinement. Après la consulte, Paoli alla mettre le siège devant Maccinajo, petit port dont l’occupation était indispensable à sa nouvelle marine et commandait les communications entre Gênes et Bastia. Il perdit huit mois devant cette place et dut eu lever le siège pour faire face à Antoine et François Matra, frère et cousin d’Emmanuel, soutenus par les Génois, II les battit complètement et du même coup anéantit les espérances de Gènes. Il y eut alors un intervalle de repos, pendant lequel Paoli put à son aise continuer son œuvre d’organisation. Le 25 novembre Paoli fit décréter l’établissement d’une université ; c’était là un grand pas vers la régénération de l’île et l’affirmation de son existence comme Etat libre. Les soins qu’il donna à l’agriculture et au commerce vinrent réparer les maux sans nombre de l’anarchie. Calenzana avait secoué le joug de Gênes, mais sans reconnaître le gouvernement national, Paoli s’en empare ; mais son frère Clément échoue devant Bastia et Barbaggio, son neveu, devant Saint-Florent.
Les Génois eurent alors recours a la France ; celle-ci devait à la république des sommes prêtées lors de la guerre de Sept ans, et il fut convenu que, pour s’acquitter, elle garderait pendant quatre ans les places fortes que Gênes possédait encore en Corse. Paoli comprit-il aussitôt les complications que devait amener ce traité ? Il est permis de le supposer d’après le résultat de la consulte qu’il convoqua en octobre. Il régla dans cette assemblée les rapporta qui devaient exister entre les Corse et les garnisons françaises. Défense était faite aux officiers français de pénétrer dans l’intérieur de l’île sans un sauf-conduit de Paoli, qui lui-même serait tenu de rendre compte à l’assemblée des motifs qui pourraient dicter ses faveurs. Il adressa en même temps au roi de France une supplique où il lui exposait tout ce que cette nouvelle mesure portait de préjudice aux Corses, qui se voyaient sur le point de se débarrasser à jamais de leurs ennemis. Ici vient se placer la dernière révolte que Paoli vit se lever contre son pouvoir, celle d’Abbatucci, contre lequel il marcha; mais Abbatucci vint lui-même se livrer sans conbat, et le général lui pardonna. Sous M. de Marbeuf, le premier chef des troupes françaises en Corse, la meilleure intelligence régna entre les Corses et les Français, les premiers se tenant sur la défensive, les seconds, qui ne connaissaient pas encore les projets du ministre de Choiseul, ne faisant aucune tentative d’occupation. Paoli put mettre le siège devant Bonifacio, dont il ne réussit pas à s’emparer ; il fut plus heureux à Maccinajo, qui tomba entre ses mains. De ce petit port, que les Français n’avaient pas voulu occuper, partit aussitôt un corps de troupes corses qui s’emparèrent de l’île de Capraya, en présence de deux vaisseaux génois ; c’était intercepter les communications de Bastia avec Gênes. N’ayant pas reçu une réponse satisfaisante à sa supplique, Paoli envoya, en 1766, à la cour de France, un projet de conciliation avec Gènes, basé sur la décision de la consulte de 1761. La réponse qu’il reçut était des plus évasives ; mais Paoli comprit que ces réticences cachaient un danger pour la Corse, et, en 1767, il convoqua une consulte à laquelle il fit part de la réponse du gouvernement français et des projets de défense qu’il croyait prudent de mettre à exécution en vue de complications ultérieures. Un moment l’espoir lui revint : Gènes avait donné dans ses villes de Corse un asile aux jésuites ; le cabinet de Versailles s’en plaignit hautement et envoya l’ordre aux troupes françaises d’évacuer l’île. La république plia, les jésuites durent quitter la Corse, et Paoli, qui, dès le premier mouvement de retraite, s’était emparé d’Algajola avant que les Génois y eussent remplacé la garnison française, dut abandonner cette place.
En 1768, les craintes de Paoli s’étaient réalisées ; le bruit courut que Gênes, désespérant de maintenir sa conquête, l’avait cédée à la France. Paoli avait été joué par Choiseul, et la France, ayant à cœur ses honteux revers de la guerre de Sept ans, voulait se relever par une conquête, quelque peu honorable et difficile qu’elle fût. Les quatre années pendant lesquelles les troupes françaises devaient occuper, des places fortes au nom des Génois expiraient le 4 août. Dès le 25 juillet, M. de Marbeuf commença les hostilités en intimant au général corse de laisser libres les communications entre Bastia et Saint-Florent, et l’attaqua sans attendre sa réponse. Paoli ordonna alors une levée en masse et Marbeuf, vaincu, fut remplacé peu après par M. de Chauvelin, qui publia, le 28 avril 1769, l’édit de cession et l’ordonnance du roi qui enjoignait aux Corses de le reconnaître comme seul souverain. Cet écrit provoqua un cri d’indignation dans toute l’île, et tous les Corses en état de porter les armes se rangèrent sous les drapeaux de Paoli. Nous ne ferons point ici le récit de cette campagne, qui, commencée à Barbaggio, vint se terminer à la sanglante affaire de Ponte-Novo, le tombeau de l’indépendance corse. Vaincu par le comte de Vaux, qui commandait 22,000 hommes aguerris, Paoli dut quitter la Corse et s’embarqua à Porto-Vecchio, avec son frère et quelques fidèles, sur deux navires anglais qui le conduisirent à Livourne. Il trouva sur la route, de l’exil de nobles sympathies. Joseph II et le grand-duc de Toscane Léopold, qui avait pris sa constitution pour modèle, lui firent le plus brillant accueil.
Allieri, à Florence, lui dédia sa tragédie de Timoleone. En France, des voix courageuses s’élevèrent contre ce que l’on appelait l’infamie du ministre. Rousseau et Voltaire avaient exalté à l’envi le général corse, et Frédéric de Prusse lui avait envoyé une épée dont la lame portait ces mots : Pugna pro patria. Paoli, réfugié en Angleterre, y attendit vingt ans qu’un changement lui permît de rentrer dans son pays. La Révolution française, qui affranchit la Corse en même temps que le continent, l’associa aux libertés conquises et lui donna l’égalité départementale, vint rouvrir à l’exilé les portes de sa patrie. Paoli se rendit alors à Paris, où il fut reçu avec distinction par le ministère. Admis le 22 avril 1790 devant l’Assemblée nationale, il prêta avec émotion le serment civique à la France et prononça un discours dans lequel, sans répudier ses antécédents, il faisait sentir que sa conduite actuelle était la plus éclatante justification de son passé. Ce n’était, pas lui qui avait changé, disait-il, c’était la France, mieux représentée et plus juste, qui changeait de sentiments et de politique. Paoli se vit acclamé, embrassé, exalté par le grand peuple de Paris et admis d’acclamation aux Jacobins. Le général La Fayette, qui s’était constitué son hôte et son guide, le présenta à Louis XVI et le fit nommer lieutenant général. Paoli partit alors pour la Corse. A Marseille, il trouva une députation envoyée de l’île à sa rencontre.
Enfin, le 17 juillet, Paoli débarqua à Bastia, au milieu des acclamations de toute la ville, et son voyage a travers la Corse fut une véritable marche triomphale. Elu commandant général des gardes nationales de l’Ile et président de l’administration départementale, Paoli refusa le double honneur que lui voulaient accorder les états corses, une statue et une pension annuelle de 50.000 francs. « Qui vous assure, dit-il, que les dernières périodes de ma vie n’exciteront pas en vous des sentiments bien différents de ceux que vous me témoignez aujourd’hui ! » Ces paroles ne devaient que trop se réaliser. Malgré le langage qu’il avait tenu devant l’Assemblée nationale, Paoli était toujours au fond très attaché à l’idée de l’indépendance corse, parce qu’il était resté très ambitieux. Pendant la période la plus éclatante de sa carrière, il avait été une sorte de dynaste national et il aspirait à reprendre ce rôle. « Tout-puissant dans son île par les diverses fonctions électives ou autres qu’il remplissait, dit M. L. Combes, il parut d’abord sincèrement attaché au régime nouveau qui l’avait comblé. Mais il est probable qu’il dissimulait, qu’il attendait son heure et qu’il n’avait pas abdiqué ses prétentions à la souveraineté sous un titre ou sous un autre. Peu à peu il se détacha des démocrates corses qui l’avaient accueilli avec un enthousiasma un peu trop naïf et il se fit le centre du parti soi-disant patriote et national, par rapport à la Corse, c’est-à-dire en réalité contre-révolutionnaire et qui se composait des aristocrates, des prêtres et des sauvages de la montagne et des maquis. L’égalité républicaine ne pouvait convenir à qui rêvait la domination. »
En 1792, Paoli ouvrit des négociations avec l’Angleterre et se livra à des intrigues qui excitèrent les plus justes défiances. L’insuccès de l’expédition tentée contre la Sardaigne, insuccès qu’on attribua aux ordres donnés par Paoli au général Cesari, vint grossir l’orage. Les Provençaux de l’expédition, de retour en France, le dénoncèrent au club de Toulon. Lucien Bonaparte en fit de même au club de Marseille ; enfin, Arena l’accusa hautement devant le comité de Salut public. La Convention s’émut de toutes ces protestations. Le 2 avril 1793, elle décréta que Paoli serait appelé à sa barre pour se justifier, et envoya en même temps trois commissaires, Salicetti, Lacombe-Saint-Michel et Delcher en Corse, pour examiner la conduite du général. En apprenant l’arrivée des commissaires, Paoli se mit en révolte ouverte. Les supplications de son ami Salicetli ne purent le retenir. Il convoqua à Corte une consulte composée de ses partisans et se fit nommer généralissime. La Convention, sur le rapport de ses commissaires, déclara alors Paoli traître a la patrie, le mit hors la loi et chargea de l’exécution de ce décret les trois commissaires de la Corse. Paoli adressa aussitôt un appel aux amis de l’indépendance corse ; mais son attente fut trompée. L’influence française avait pénétré trop profondément dans la population pour que son appel fût entendu. Paoli se jeta complètement alors dans les bras de l’Angleterre. Il mit le siège simultanément devant Bastia, Calvi et Saint-Florent, en attendant la flotte de l’amiral Hood, qui bloquait Toulon. Hood envoya en Corse le lieutenant-colonel Moore et le major Kischler pour combiner l’attaque avec Paoli, tandis que Nelson croisait sur les côtes et empèchait l’arrivée des secours de France. En 1794, cinq régiments anglais, commandés par Dundas, débarquent à Saint-Florent et l’assiègent. Après une vive résistance, la garnison se replie sur Calvi ; Bastia, assiégée par l’amiral Hood, se défend jusqu’à la dernière heure et obtient en se rendant les honneurs de la guerre ; Calvi, après une résistance héroïque, succombe et obtient aussi une capitulation honorable.
Maître de ces trois places, Paoli réunit une consulte à Corte et là rédige un projet de constitution que sir Gilbert Elliot, à titre de ministre plénipotentiaire, accepte au nom de George III d’Angleterre. C’était un calque fidèle de la constitution donnée à la France par l’Assemblée nationale. Quatre députés furent envoyés au roi d’Angleterre pour lui porter, avec la couronne de la Corse, le décret qui reconnaissait son autorité. Pour prix, de sa trahison envers la France, Paoli comptait sur la vice-royauté de la Corse ; mais il se vit tromper dans ses espérances. On lui préféra sir Gilbert Elliot, et il ne put pas même obtenir la présidence du parlement qu’on établit à Bastia. Déçu, joué, écarté brutalement de la scène, regardé comme dangereux en Corse par les Anglais, il dut, sur une lettre du roi George III, quitter l’île et se rendre à Londres. Comme il espérait pouvoir reprendre le pouvoir sous la tutelle anglaise, Paoli, en quittant la Corse, publia un manifeste dans lequel il exhorta ses compatriotes à rester fidèles au roi d’Angleterre (octobre 1795). A Londres, le gouvernement anglais lui fit une pension de 2.000 livres sterling, puis l’oublia complètement. Le général se lia alors avec Sheridan et le parti qui travaillait à renverser le ministre Pitt. Les succès de Bonaparte, son avènement au consulat lui causèrent une grande joie et il illumina son hôtel en apprenant le coup d’Etat du 18 brumaire, qui plaçait la France sous le joug de son compatriote.
Paoli s’éteignit obscurément en 1807. Comme il n’avait point d’enfants, il laissa ce qu’il possédait à la Corse, pour être employé en institutions utiles.
(Extrait du dictionnaire du XIXème siècle de Pierre Larousse)