La prostituée, au XIXe siècle, est le sujet principal ou accessoire d’énormément de livres. Elle se rencontre à chaque coin de rue de la République des Lettres. Elle est naturaliste, symboliste, romantique, ou de tout autre courant. Elle est Nana chez Zola, Boule-de-Suif chez Maupassant, demoiselle de Bienfilâtre chez Villiers de l’Isle-l’Adam, etc. Elle est indénombrable.
Même chose dans la peinture, d’où une profusion de tableaux. Comme dans une rafle, les commissaires de l’exposition organisée à Orsay ont ramassé tout ce qui appartenait au sujet, sans distinction de talents. Ils ont rameuté jusqu’à l’arrière-ban des peintres sans intérêt ni inspiration. A moins qu’il n’y ait dans la démarche du musée d’Orsay une volonté de nivelage ? De considérer que Jean Béraud vaut pareil que Degas, que Toulouse-Lautrec n’est pas plus que Boldini ?
Edouard Manet, La Prune, 1878. Huile sur toile, 85,7 x 66 cm. Washington, National Gallery of Art.
© Courtesy The National Gallery of Art, Washington
On retrouve même le Rolla peint par Gervex, déjà vu dans « Degas et le nu » et dans « L’impressionnisme et la mode » ! Le chef de gare d’Orsay, Guy Cogeval, touche-t-il une prime chaque fois qu’il le case ? Quant aux salles « interdites aux moins de 18 ans », il aurait pu nous les épargner : il existe à Paris un musée de l’Erotisme. Le nu masculin (2013), Sade (2014), maintenant la prostitution : ce ne sont pas les sujets qui choquent mais le traitement qui en est fait. A quel moment passe-t-on de la santé au gâtisme, de l’art à la manie, de Casanova à DSK ?
L’exposition aurait gagné à être plus ramassée et plus axée sur l’histoire de l’art. Elle aurait pu s’interroger sur ce que les peintres ont tiré de la beauté d’un état de fait sordide. Elle aurait pu montrer le croisement de deux mondes, celui des prostituées et celui des artistes en rupture avec la société parce que, justement, ils refusaient de prostituer leur art. Ainsi Toulouse-Lautrec vécut quelque temps dans la maison close de la rue d’Amboise, non loin des locaux de Présent. Paul Léautaud, qui travailla comme employé à la compagnie d’assurances La Nation, en face de cette maison, assure que c’était « un bordel de haute classe ».
Toulouse-Lautrec a donné de ce monde des images impérissables. A l’affût, il croque les bals publics et les maisons closes où l’on attend le client en tapant le carton. Lumières glauques, atmosphères louches, femmes décrépites… Voilà l’image du « plaisir », semble-t-il dire, nous laissant conclure qu’en la matière il n’est de vrai plaisir qu’artistique. Son trait est cruel mais aimant : il aime la vérité.
Emile Bernard a lui aussi traîné ses pinceaux dans les mauvais lieux. Son expérience peut se résumer à ce titre de moraliste qu’il donne à un grand pastel : L’Heure de la viande.
Manet a peint les moments d’attente lasse et mélancolique : La Prune (quelle délicatesse de tons, rose, rouge, gris), tableau équivalent d’un Degas : L’Absinthe. Il va de soi que l’absinthe ou la prune ne sont là que comme prétexte de s’asseoir dans un café, lieu où une femme comme il faut n’est pas supposée apparaître, ni fumer : c’est le cas de la jeune femme devant sa prune, comme celui d’Agostina Segatori attablée à un guéridon, peinte par Van Gogh. Moins connus, de Van Gogh, sont les deux portraits dits Tête de prostituée (Van Gogh Museum d’Amsterdam) et datant de fin 1885, lorsque le peintre arriva à Anvers. Le titre n’est-il pas aventuré ? Ces portraits sont intéressants parce que, ayant vu des Rubens, Van Gogh délaisse sa palette terreuse et entre dans la couleur.
Qui citer encore ? De grands dessinateurs : Guys (Présentation de visiteur), Rops (Le Bouge à matelots), Forain (Le Client)… Mais eux aussi étouffés par la présence d’artistes de second rang. Le sujet et les œuvres méritaient mieux que cette accumulation confuse.
Splendeurs et misères, images de la prostitution. 1850-1910. Jusqu’au 17 janvier 2016, musée d’Orsay.
Lu dans Présent