Ces écrivains voyageurs…

L’on entend trop souvent que la belle littérature a disparu. Nos grands auteurs seraient ainsi nécessairement passés sur l’autre rive et nous devrions nous contenter, cultivant une pieuse nostalgie, de volumes au papier jauni. Si le niveau de la production littéraire française penche en effet plus du côté de la quantité que de celui de la qualité, chaque rentrée littéraire nous le rappelant, il est un domaine qui échappe à la règle : la littérature dite « de voyage » ou « d’aventure ». Si vous n’en avez pas encore fait l’expérience, n’attendez plus, car les talents ne manquent pas. Ce sursaut est-il vraiment surprenant ? Prenez une époque sinistre qui sacralise n’importe quelle prothèse technologique, qui tue l’imaginaire, décrète la mort du surnaturel, tente d’étouffer l’âme et s’applique à clouer la liberté de chacun au pilori de l’uniformisation mondialisée. Les sinistres idéologues ont beau faire, leurs petits soldats s’épuisent pourtant à la tâche mais quelques esprits libres, fortifiés par une sainte inconscience, décident chaque année de refuser la prison dorée qui leur est promise. Sans guère de moyens, ils prennent la route ou plus justement les chemins, privilégiant les plus difficiles d’accès, sac au dos, et ancrée au cœur une formidable soif de beauté. Laissez-les s’épuiser de longs mois sous la chaleur et les vents pluvieux, macérer leurs pensées, se saouler de leur solitude et se réjouir de superbes rencontres. Vient le retour, la confrontation rendue plus violente avec le monde grisâtre. La douleur est alors trop forte, la nostalgie du beau trop vive. Il faut guérir en écrivant. Cela n’est pas vain, qui offrira au lecteur sédentaire, lui qui n’a pas trouvé les ressources pour rompre ses liens, des heures d’évasion salutaire.

Sylvain Tesson, Cédric Gras (Vladivostok, neige et mousson), Constantin de Slizewicz (Ivre de Chine, voyages au cœur de l’Empire), Luc Richard… Nous pourrions citer une bonne vingtaine de ces talents éclos ces dix ou quinze dernières années. Ces baroudeurs se connaissent d’ailleurs bien pour la plupart, s’étant rencontrés dans ces indispensables pépinières ou asiles de fous que sont les Scouts d’Europe, la Guilde du Raid ou les Goums. Du premier auteur cité, Jean Raspail a très brièvement conclu qu’il était le plus doué de sa génération. Voilà qui ne signifie pas rien. Tesson est un esprit riche qui fouette le sang tant par sa tenue que par ses œuvres. Cet amant des steppes, qui s’est confronté à la solitude et à l’immensité géographique jusqu’au vertige, n’a pas lu Jünger de travers et l’on retrouve de beaux traits du vieux Prussien chez le vagabond parisien. Avant que le récit de ses six mois de retraite au bord du lac Baïkal (Dans les forêts de Sibérie, prix Médicis 2011) ne lui vaille – enfin – la reconnaissance du milieu littéraire, Tesson était un auteur partagé avec parcimonie, par ceux qui le méritaient seulement, ceux d’une génération de grands enfants qui luttaient malgré l’âge contre leur propre embourgeoisement. Tesson a suffisamment vécu, souffert, lutté et aimé, bref suffisamment percé la profondeur de la carcasse humaine, pour exceller dans les genres pourtant difficiles de la nouvelle (Une vie à coucher dehors, Vérification de la porte opposée) et de l’aphorisme (Aphorismes sous la lune et autres pensées sauvages, Aphorismes dans les herbes et autres propos de la nuit). Le premier venu ne peut livrer de manière ramassée l’originalité d’une pensée ni dévoiler la stupéfiante complexité des âmes russes des confins !

8468-P5-avantladernierelignedroite

La jeune génération, si riche, ne doit pas faire oublier ses non moins remarquables aînés. Nous avions déjà évoqué le grand talent de Bernard Ollivier, révélé par Longue marche, récit en trois volumes de son itinéraire le long de la route de la Soie. Comment ne pas penser à Patrice Franceschi dont la notoriété est loin d’être à la hauteur de l’originalité – le mot est bien faible – du personnage et de la qualité de sa plume. Multipliant les expéditions auprès des peuples menacés – l’ombre de Jean Raspail n’est jamais bien loin – en Afrique, en Océanie comme en Amérique du Sud, il part combattre en Afghanistan en 1980 aux côtés d’Amin Wardak. Quelques années plus tard, il bouclera le premier tour du monde en ULM. Les années 2000 seront celles de La Boudeuse, première et deuxième génération, qui fera elle aussi, jonque puis goélette, un tour du monde à la rencontre des « peuples de l’eau » et servira à plusieurs missions scientifiques. De ce curriculum vitae chargé, nous n’avons offert qu’un très incomplet aperçu. Mais c’est l’écrivain qui nous intéresse ici et Franceschi en est un, sans doute possible. Au-delà des récits d’aventure où les conditions extrêmes peuvent prendre le pas sur l’esthétique pure, ce sont les réflexions (De l’esprit d’aventure) et les mémoires (Avant la dernière ligne droite) qui retiennent l’attention. On y découvre peut-être une partie du mystère qui pousse des hommes, que rien n’annonçait tels, à défier les lois de leur temps et la prétendue raison universelle, qui ne sont heureux qu’en dehors de chez eux, qui ne se sentent vivre qu’au-delà d’eux-mêmes. Le Goncourt de la nouvelle 2015 a consacré le puissant recueil Première personne du singulier dans lequel on retrouve la si singulière relation de l’homme européen avec le tragique. Espérons que le capitaine Franceschi aura encore de belles années d’aventure devant lui, pour nous en livrer, une fois rentré au port, le précieux élixir.

Parents ou grands-parents, ne craignons pas de déposer de tels ouvrages dans la musette de nos enfants. On ne lit pas un livre d’aventure du bout des doigts en le considérant de loin. Il faut en accepter le risque, qui peut faire chavirer le cœur d’un jeune garçon de quinze ans. Au mieux, celui-ci vivra plus intensément son prochain raid scout, emmenant ses garçons vers des cimes inenvisagées. Au pire, il bouclera son sac pour quelques mois – ou années ? – de périples le long des routes d’Europe ou d’ailleurs, sur les chemins des saints Jacques et Michel, qui ne sont pas de mauvais compagnons. Il se sera confronté à l’immensité du monde et à la beauté du singulier, ce qui est déjà beaucoup en ces temps grisâtres. Il aura bien le temps de devenir notaire…

Pierre Saint-Servant – Présent

 

Related Articles