Par Alain Sanders
Si vous ne connaissez rien, mais alors vraiment rien, de la bande dessinée, peut-être que le nom de Jean-Michel Charlier, disparu en 1989 et à qui un gros livre vient d’être consacré (1), ne vous dira… rien. Sinon, vous savez qu’on doit à ce grand Belge (sans la Belgique, la BD européenne serait encore dans les limbes), des dizaines et des dizaines de belles histoires (dont beaucoup dites de L’Oncle Paul) : de Barbe Rouge à Blueberry en passant par Jean Valhardi, Tanguy et Laverdure, Buck Danny, Marc Dacier, La Patrouille des Castors, Mermoz, Surcouf, etc. (2).
Pourquoi évoquer Jean-Michel Charlier ? Eh bien ! outre l’actualité du livre qui lui est consacré, le fait qu’on devrait commémorer cette année le 90e anniversaire de sa naissance. Et que le ministère dit de la Culture drivé par l’acculturée Filipetti (qui commémorera le traître Thorez cette année, en revanche) passera aux oubliettes ce Charlier aux fortes convictions anticommunistes. Un aventurier. Un écrivain. Un pilote de ligne (pour la Sabena qui nous emmenait au Congo belge…). Un journaliste. Le cofondateur, avec Goscinny, en 1960, de Pilote.
Dans les années 80, avec Francis Bergeron, Jean-Claude Faur (aujourd’hui disparu ; directeur de Bédésup, il était conservateur à la Bibliothèque municipale de Marseille) et le journaliste, historien de l’Ouest américain, Eric Leguèbe (aujourd’hui disparu lui aussi, hélas ! – il entretenait des relations d’amitié forte avec Charlier), nous fréquentions chaque année le festival de la BD d’Angoulême (en un temps où il était encore fréquentable).
Deux ans de suite, nous y eûmes un stand. La première année, nous fûmes assaillis par une horde de gauchardingues. Nous avions contrechargé à trois ou quatre pour les mettre cul par-dessus tête. Mais cela avait fait désordre. Par la suite, les autorités du festival, qui nous trouvaient nettement moins fréquentables que les nervis gauchistes, nous refusèrent la tenue d’un stand. Dans la foulée, je fus privé de mon invitation journalistique qui, les années auparavant, m’était accordée sans ostracisme aucun…
Si je rappelle tout ça, c’est pour revenir à Jean-Michel Charlier. Avec Bergeron et Faur, nous avions créé le Prix de la Russie libre. La Bête communiste rugissait encore et, dans notre esprit, cette distinction viendrait honorer des dissidents et des opposants. C’est ainsi que nous avions décidé de décerner le premier Prix de la Russie libre à Alexandre Illitch Guinsburg.
Guinsburg (mort à Paris en 2002) avait été envoyé dans des camps de travail à trois reprises entre 1960 et 1979. En 1977, il avait été condamné à huit ans de camp de concentration. Mais en 1979, lui et quelques autres opposants furent échangés contre des espions soviétiques et expulsés vers l’Ouest.
Pour lui attribuer son prix dans le cadre du festival d’Angoulême, il nous fallait un grand de la bande dessinée. Une personnalité telle que les autorités dudit festival n’oseraient pas intervenir officiellement. Il nous fallait aussi un homme connu pour ses convictions anticommunistes. Il n’y eut pas foule au portillon. Mais il y eut – et avec enthousiasme – Jean-Michel Charlier. Il vint sur notre stand et, sous les flashs et les caméras, il remit le prix à Guinsburg qui était accompagné de son jeune fils. Je regarde souvent la photo où nous sommes avec Charlier et Guinsburg, ce jour-là. De bonnes âmes avaient « conseillé » à Charlier de ne pas se « commettre » avec des « anticommunistes primaires notoires ». Il avait répondu qu’étant lui-même anticommuniste secondaire, tertiaire et quaternaire, ça ne le gênait pas…
Pour tout cela, et pour toutes ces belles histoires où l’honneur et le courage sont au rendez-vous de l’aventure, merci Monsieur Charlier !
(1) Gilles Ratier, Jean-Michel Charlier vous raconte (Le Castor astral).
(2) Sans parler des enquêtes, des téléfilms, des documentaires, des « dossiers noirs » (dont un sur Degrelle), des articles, des romans Bibliothèque verte, etc.