Lorsqu’approche dans les dernières chaleurs la fin d l’été, une légère crainte sur fond de mélancolie nous saisit. L’automne déjà s’annonce, même si les beaux jours bombent encore le torse. Comme pour une dernière parade… Dans les librairies, les kiosques et les studios, une catastrophe s’annonce : la rentrée littéraire. Elle suscite dans le cœur des vrais libraires la même sourde angoisse qui étreint l’écolier voyant le retour du tableau noir s’approcher à grands pas. Le libraire va alors devoir quitter ses habits usés de modeste héros des temps modernes – quand ce ne sont pas ceux de petit kapo culturel subventionné, cette espèce prospérant encore – pour ceux de boutiquier, de vendeur de gros. En quelques semaines, ce sont des palettes de « production littéraire » aux labels plus ou moins authentiques qui vont se déverser entre les murs trop étroits de son échoppe. Le même mélange cafardeux de nombrilisme post-moderne, de polars sado-technicistes scandinaves, de volumes geignards sur les joies de l’exotisme et la culpabilité millénaire de l’homme blanc.
Tout n’est pas perdu
« Le problème des best-sellers, ce n’est pas qu’ils sont lus dans les toilettes, c’est qu’ils y sont pensés. » Dans ces tombereaux de fruits plus ou moins pourris, une surprise n’est pas impossible. Il faut d’ailleurs y préparer son regard pour ne pas passer à côté d’elle par lassitude ou dégoût. Pour être tout à fait franc, découvrir une telle perle doit plus à la providence qu’au talent tant l’exercice rappelle la fameuse quête de l’aiguille dans une botte de foin.
C’est par l’un de ces ricochets de la providence qu’un roman des éditions Robert Laffont est parvenu dans notre boîte aux lettres il y a quelques semaines. Le nom de l’auteur, Jean Le Gall, ne nous était pas totalement inconnu, puisqu’il était celui du courageux tenancier des éditions Séguier dont la production est incontestablement une des plus soignées de Paris. Cet ancien serviteur – probablement souffrant – de Mercure avait choisi de perdre tout son argent en éditant des livres exigeants. Il avait également commis un premier roman, dont nous ne savions rien.
Entre Déon et Houellebecq
Les premières pages de l’ouvrage furent parcourues, assis à la table de la cuisine, puis dans une triste salle d’attente. Mais il nous fallait bien reconnaître qu’un tel livre n’était pas un livre de cuisine, ni un livre d’attente encore moins un livre de gare ou de plage. Que diable venait-il faire dans cette maudite rentrée littéraire ? Une élégance jamais pédante qui rappelait Déon, un personnage évoquant le Feu follet de Drieu la Rochelle, un peu de Houellebecq pour le regard acide sur les mœurs contemporaines, sans toutefois la complaisance maladive de ce dernier pour la laideur. Nous étions en bonne compagnie. Et c’est dans le confort d’un fauteuil club que j’ai épuisé les 200 dernières pages.
Jean Le Gall nous offre pour compagnon d’ironie un écrivain prodige devenu éditeur raté, formant un couple bien étrange avec une jeune louve carriériste, bientôt executive lady du CAC 40. Evoluant dans les hautes sphères des plus grandes fortunes, des rejetons de l’ENA et du marais cultureux, le héros, Jérôme Vatrigant, parvient à maintenir le plus grand détachement et à préserver une aristocratique liberté. Le voyage est d’autant plus agréable en sa compagnie, que « Jérôme » Le Gall en profite pour dézinguer à tout va, poussant le massacre jusqu’à citer nommément certaines de ses cibles : Gonzague Saint-Bris, Jacques Attali, Christine Angot, Matthieu Ricard ou Stéphane Hessel… Elégant et savoureux.
Les Lois de l’apogée, de Jean Le Gall, Robert Laffont.
Pierre Saint-Servant – Présent