Après Ghelderode, Anouilh et Feydeau, c’est vers Eugène Labiche que se tourne Jacqueline Blancart-Cassou.
Qui était le dramaturge des vaudevilles bourgeois dont le succès ne se dément pas ?
— L’œuvre de Labiche est considérable, mais presque insaisissable car la majorité des pièces a été écrite avec des collaborateurs.
- N’est-ce pas un écueil fatal pour celui qui veut étudier le théâtre et le talent de Labiche ?
— J’ai été, d’abord, effrayée par cette difficulté. Mais il est reconnu que Labiche est toujours le principal auteur de l’œuvre, bien que l’idée initiale vienne souvent de son partenaire ; au cours des étapes de la création, confection du plan, rédaction des scènes, l’influence de Labiche est nettement dominante, plusieurs de ses collaborateurs en ont témoigné (on parle d’ailleurs des « collaborateurs » de Labiche, et non de co-auteurs, comme pour Meilhac et Halévy par exemple). Aucun d’entre eux n’a protesté quand Labiche, seul, a été élu académicien. Toutes ses pièces, du reste, ont un air de ressemblance, bien qu’écrites avec divers partenaires, auteurs par ailleurs d’œuvres très différentes, qui ont vieilli et que l’on ne joue plus. Dès lors, pourquoi ne pas considérer hardiment ce théâtre comme étant le sien ?
— La vie de Labiche n’offre rien d’extraordinaire… à part qu’il a, pour complaire à son beau-père, renoncé un temps à écrire des pièces. Quel homme était Labiche ?
— C’était, comme l’a dit Emile Augier, « un honnête homme de génie », que sa vocation de créateur n’a pas empêché de rester, avant tout, « un honnête homme », sincère et loyal. Il aimait sa fiancée, d’un amour qui allait durer toute sa vie ; il a fait, pour l’obtenir en mariage, le grand sacrifice de renoncer à écrire, il a tenu parole durant plus d’une année et c’est sa femme qui, le voyant s’ennuyer, l’a libéré de cette promesse. Son beau-père lui-même ne lui en a pas tenu rigueur. Mais j’ai remarqué qu’il a mis sur la scène un certain nombre de futurs beaux-pères exigeants !
— Bourgeois lui-même, Labiche est-il le peintre d’une certaine bêtise bourgeoise, mise en scène avec sympathie ?
— Certainement. Il s’amuse de la bêtise humaine partout où il la rencontre, et surtout dans le milieu qu’il connaît le mieux : chez les bourgeois et leurs domestiques. Il n’y a pas d’ouvriers dans son œuvre, on y voit peu de paysans, et peu de nobles qui soient vraiment distincts de la bourgeoisie. On sait que le XIXe siècle est l’âge d’or de la bourgeoisie, tant sous Louis-Philippe que sous Napoléon III. A l’exemple d’Henry Monnier avec son « Monsieur Prudhomme », et du caricaturiste Daumier, Labiche s’attache à peindre le bourgeois qui, selon lui, « n’a pas de grands vices, il n’a que des défauts, des travers », somme toute assez inoffensifs. Dans Le Baron de Fourchevif, par exemple, il confronte un bourgeois à l’art, auquel il ne comprend rien, et aux valeurs nobles, désintéressement, courage, sens de l’honneur, qui lui sont étrangères. Dans La Poudre aux yeux, on voit des bourgeois partagés entre le sens de l’économie, qui a fait leur fortune, et la vanité qui les pousse aux dépenses. Le bourgeois typique, qu’il se nomme Perrichon, Champbourcy ou Pomadour, est plein de suffisance, sentencieux et solennel, se croit cultivé alors qu’il est ignorant, se montre à l’occasion fanfaron alors qu’il est plutôt timoré et très attaché à l’ordre et à la sécurité, enfin il se prend pour un homme de devoir, lui qui est foncièrement égoïste. Ce ne sont pas ses défauts en eux-mêmes qui font rire mais la naïveté, la sottise avec laquelle il les laisse paraître, faute d’en avoir pris conscience. Et cette même naïveté appelle l’indulgence : « Au fond, il est bon, ajoute l’auteur, et cette bonté permet de rester dans la note gaie. » Ainsi Labiche s’amuse, sans acrimonie, des mésaventures qu’il attribue à des bourgeois, et nous amuse de même ; comment ne pas avoir un peu pitié des provinciaux de La Cagnotte, perdus dans un Paris hostile, et ne pas s’attendrir de même face aux douces illusions dont se bercent les campagnards de La Grammaire ? Ils sont ridicules, certes, pas bien malins, mais ce sont de braves gens !
— Quelle est la gamme de son comique, qui semble annoncer parfois l’absurde d’Alphonse Allais et de Ionesco ?
— Dans son essai sur Le Rire, qui date de 1900, Bergson affirme que les effets comiques émanent « du mécanique plaqué sur le vivant ». Il cite, à l’appui, l’action de certaines pièces de Labiche où les personnages sont pris comme dans un engrenage, qui les ramène à leur point de départ. Il applique aussi sa théorie au comique psychologique : le personnage oppose une sorte de raideur, « obstination, distraction, automatisme », à la souplesse d’adaptation que demande la vie ; sur ce plan aussi, il aurait pu citer Labiche comme exemple, la stupidité de ses personnages étant une forme de rigidité mentale : ils sont prisonniers de leurs habitudes, de leurs tics de langage : le beau-père de Fadinard, par exemple, garde l’habitude de l’appeler « mon gendre » au moment même où il ne veut plus de lui comme gendre, et il répète, mécaniquement : « Mon gendre, tout est rompu. » Un autre, qui a coutume de dire « Ce n’est pas pour me vanter », applique cette formule à ce dont il n’est pas responsable : « Ce n’est pas pour me vanter… mais il fait joliment chaud aujourd’hui ! »
Cette inadéquation de leurs paroles à la réalité, qui s’aggrave s’ils ont un motif d’être troublés, aboutit à l’absurde : ainsi, le « jeune homme pressé », tombé soudain amoureux d’une jeune fille, « ne s’informe ni de son rang, ni de son nom, ni de son sexe… » ; M. Montaudoin, qui soupçonne sa fille de ne pas être de lui, se lance dans une description surréaliste du monde animal : « Tu ne sais pas qu’il y a des tigres… qui viennent déposer leurs œufs dans le ménage des colombes ! » C’est par de telles trouvailles (dont il émaille son œuvre, ajoutant « du brillant » à ce qu’écrivent ses collaborateurs), que Labiche annonce un humoriste comme Alphonse Allais, et même le théâtre de l’absurde.
— Le comique seul explique-t-il la longévité du théâtre de Labiche ?
— Elle s’explique aussi par la vérité de l’observation. Monsieur Perrichon, par exemple, n’est pas seulement le bourgeois du XIXe siècle, il est un type humain. La situation créée dans cette pièce est fondée sur une remarque de Labiche : « Les hommes ne s’attachent pas à nous en raison des services que nous leur rendons, mais en raison de ceux qu’ils nous rendent. » On peut constater que c’est toujours vrai. Une pièce telle que L’Affaire de la rue de Lourcine est même bien pessimiste : de braves gens qui se croient, à tort, coupables d’un crime, sont prêts à tout pour échapper à l’arrestation, même à devenir réellement criminels. Dans Célimare le bien aimé, le héros constate qu’on peut tout demander, tout prendre à un ami, même sa femme, mais qu’il ne faut pas toucher à sa bourse. On pourrait citer d’autres œuvres, telles que Moi, La Chasse aux corbeaux, Le Misanthrope et l’Auvergnat, Mon Isménie, qui appartiennent toutes au temps de la maturité de Labiche, c’est-à-dire à l’époque où il se détourne du vaudeville, qui cherchait surtout à faire rire, pour s’orienter vers la comédie de mœurs et de caractères.
Mais il faut bien reconnaître que ses vaudevilles survivent aussi, et certains mieux encore ! Un chapeau de paille d’Italie, monté en 2012 à la Comédie Française, a continué à occuper la scène, et toujours avec un grand succès, jusqu’en 2015. Le comique de Labiche est de ceux dont le public ne se lasse pas.
Propos recueillis par Samuel Martin pour Présent
Jacqueline Blancart-Cassou, Labiche, éditions Pardès, « Qui suis-je ? ». 130 pages, 12 euros.