Débarquement / “Toute l’expédition en Normandie a été vendue aux soldats comme une formidable opportunité sexuelle” !!!

Mary Louise Roberts, professeur à l’université du Wisconsin-Madison, publie aux Etats-Unis What Soldiers Do, un livre détonnant sur la sexualité des soldats américains après le Débarquement de 1944. Ses recherches offrent une vision inédite de la déferlante sexuelle qui s’est abattue sur la France de la Libération. 

Mary Louise Roberts: En épluchant la presse militaire, en particulier le magazine Stars and Stripes, on réalise que toute l’expédition américaine en Normandie a été vendue aux soldats comme une formidable opportunité sexuelle. Ailleurs, sur le front du Pacifique, il est facile de motiver les troupes, car, après tout, les Japonais nous ont attaqués. En Europe, en revanche, les Allemands représentent un ennemi différent, des Blancs difficiles à diaboliser par des stéréotypes raciaux. L’état-major américain a besoin de trouver un stimulant basique et efficace qui encourage ces jeunes hommes à débarquer sous les balles à Omaha Beach. C’est pourquoi on a sexualisé à outrance l’enjeu de la future bataille sur le sol français.

 

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Comment a-t-on procédé ?

D’abord, la réputation libertine de votre pays est confortée par les souvenirs vécus, mais souvent très exagérés, du contingent américain venu en renfort pendant la Première Guerre mondiale, en 1917. Un dessin de Stars and Stripes montre deux GI traquant des jeunes filles dans un village. L’un d’eux dit : “Papa m’a beaucoup parlé de cet endroit !” Le Guide pratique à l’usage des GI’s en France, en 1944, est à cet égard un chef-d’oeuvre de duplicité alléchante : “On dit que les Françaises sont faciles, alerte-t-il. Mais en fait, pas du tout !” On ne manque pas de le mentionner tout de même… Et les soldats qui rampent sous le feu allemand le 6 juin 1944 portent tous un lot de cinq préservatifs distribué avec leurs munitions…

Finalement, que constatent-ils sur le sol français ?

Les GI, qui viennent de tous les milieux sociaux, mais pour beaucoup de zones rurales et de petites villes, sont âgés de 18 à 20 ans et, le plus souvent, inexpérimentés sexuellement. Or ils découvrent un pays où la règle de la chasteté connaît de nombreuses exceptions. A leur grande surprise, ils se rendent compte que, même en Normandie, les familles tolèrent la vie sexuelle de leurs filles, à condition que leur relation soit sérieuse et permette d’envisager le mariage. C’est réellement un choc. J’ai une lettre d’un soldat qui raconte avoir couché avec une fille alors que les parents dormaient dans la même pièce. Il se demande s’il a rêvé. Son expérience conforte l’image d’un pays dénué de morale, tel qu’a pu le décrire Joe Weston, un journaliste de Life, en 1945 : “La France est un gigantesque bordel, écrivait-il, habité par 40 millions d’hédonistes qui passent leur temps à manger, boire et faire l’amour.”

C’est effectivement l’arrière-plan politique de toute l’histoire. On connaît l’inimitié de Roosevelt envers de Gaulle et, surtout, le peu d’intérêt des Américains pour un rétablissement rapide de la souveraineté française. Le cliché d’une nation de débauchés justifie tacitement le contrôle total de la France au nom des priorités politiques et militaires américaines. Il porte les relents d’un classique discours colonial décrivant le peuple dominé comme trop lascif, primitif, indolent et irresponsable pour s’administrer lui-même.

Ils ne peuvent rivaliser avec ces étrangers exotiques, athlétiques, bien nourris, chargés de cadeaux inestimables et assez riches pour sortir les filles au cinéma. C’est une humiliation terrible. Les Français ont vécu quatre ans dans une bulle, privés d’informations. L’arrivée des Américains leur révèle le niveau où est tombé leur pays. A la joie de la Libération succède un profond traumatisme devant le manque de respect des libérateurs à leur égard.

Comment s’explique ce manque de respect ?

Les témoignages et les lettres des soldats sont clairs : ils méprisent ces hommes qui, à leurs yeux, se sont montrés incapables de repousser les Allemands en 1940 et de libérer eux-mêmes leur pays. Ainsi, la vision des femmes tondues horrifie les Américains et confirme leur verdict : si des Françaises ont couché avec l’ennemi, c’est parce que leurs hommes, trop faibles, n’étaient pas “maîtres chez eux”. Leur vengeance sur les femmes n’en apparaît que plus minable.

Oui, et ces archétypes sont toujours présents dans les mentalités américaines : le Français veule et collaborateur ou piètre militaire et inepte en matière de technologie. Certains dessins humoristiques de Stars and Stripes de l’époque illustrent parfaitement cette émasculation symbolique du Français. On y voit l’un de vos compatriotes, affublé de grosses lèvres sensuelles et féminines, tenter d’embarquer dans la Jeep de deux GI noyés sous des filles. D’autres décrivent sans cesse le Français comme un danger public sur la route, non pas parce qu’il est intrépide mais parce qu’il ne sait pas conduire ; sous-entendu… comme les femmes.

Vous décrivez un pays soumis à la déferlante sexuelle des boys. L’état-major ne réagit pas ?

C’est un tsunami de libido, d’autant plus difficile à cacher ou à canaliser que le commandement américain interdit officiellement l’ouverture de bordels, de crainte que cela provoque un scandale aux Etats-Unis. A Brest, le général Gerhardt en ouvre tout de même un. Qui sera fermé cinq heures plus tard par le chapelain militaire, non sans avoir accueilli 70 clients. L’armée, très inquiète devant la recrudescence des maladies vénériennes depuis l’arrivée massive de prostituées en Normandie, distribue des préservatifs et tient des postes sanitaires à disposition des boys. Mais elle laisse les civils subir la vision permanente des ébats des GI.

Au Havre, par exemple, on ne peut pas aller au cimetière sans y trouver des soldats en train de copuler. Avec une condescendance odieuse, le commandement militaire considère que les Havrais, enbons Français, n’y trouveront rien à redire ! Du coup, les autorités civiles doivent, seules, se charger du trouble à l’ordre public. Dans les minutes du conseil municipal, j’ai ainsi retrouvé les propos d’un élu qui note que les Allemands, eux au moins, savaient organiser la vie sexuelle de leurs militaires.

À Paris, il en va autrement…

Pour les GI, Paris est le Saint-Graal du sexe, le lieu où ils viennent passer leurs quarante-huit heures de permission avant de repartir risquer leur vie au front. Dès le départ, le commandement américain, tout en niant le recours des boys à la prostitution, s’est empressé de réguler l’accès aux maisons closes en déterminant par exemple celles qui pouvaient être réservées aux soldats noirs. Mais les bordels ne sont pas assez nombreux pour répondre à la demande massive des Américains. Commence l’âge d’or du trottoir et des maquereaux. Les soldats américains auront contribué à bouleverser le monde de la prostitution…

Votre livre est éloquent, notamment sur la question des viols, dont on accuse avant tout les GI noirs.

Des viols ont lieu, c’est certain. Mais les Noirs en sont rendus responsables de façon disproportionnée. Faute d’être autorisés à combattre, en raison de leur race, ils sont assignés à l’arrière, à des postes sédentaires dans l’intendance. On peut donc les attraper plus facilement qu’un fantassin en route pour le front. Ensuite, l’armée est, à l’époque, une institution raciste, qui les utilise comme boucs émissaires quand son image risque d’être compromise par des crimes. Mais les Français contribuent également à cette injustice. Pour les Noirs, qui vivent dans le mythe d’une société tolérante, nourri par les récits de Joséphine Baker et de James Baldwin, la désillusion est terrible.

Les Normands, par exemple, qui n’ont parfois jamais vu un Noir auparavant, réagissent selon les pires clichés coloniaux du sauvage hypersexué. Ainsi, la région, que j’ai particulièrement étudiée, semble connaître une invraisemblable vague de viols pendant l’été 1944. Or ces accusations portées par des Françaises se révèlent, pour 40 % d’entre elles, totalement infondées. En lisant la presse locale et les rapports de police, on perçoit une hystérie presque apocalyptique. Souvent, ces Français, qui ont subi les atroces bombardements alliés et vécu les affres de la défaite et de l’Occupation, voient dans la présence des Noirs et dans leurs relations – même les plus banales – avec les femmes le signe d’une nouvelle humiliation nationale. Leur sentiment peut être comparé à celui des Allemands de la Sarre occupée après la Première Guerre mondiale par des régiments de tirailleurs sénégalais. Ils ont l’impression d’avoir touché le fond.

Les Français se montrent donc aussi racistes que les Américains de l’époque ?

Non. Dans beaucoup de cas, ils sont choqués par les discriminations raciales et par les procès expéditifs de soldats noirs en cour martiale. Louis Guilloux, écrivain et interprète auprès des tribunaux américains, en tirera un formidable livre réquisitoire, OK, Joe ! Mais, tandis qu’en Angleterre, où des injustices comparables sont commises, des campagnes d’opinion ont permis de libérer des soldats innocents, rien de tel en France, qui ne dispose pas, alors, d’une presse et de relais d’information suffisants. Et puis, chez vous, les Américains sont des libérateurs que l’on hésite à critiquer. Encore aujourd’hui, d’ailleurs. En 2005, quand je faisais mes recherches à Saint-Lô, l’excellent archiviste de la ville, Alain Talon, m’a fourni des documents extraordinaires en me disant : “En tant qu’Américaine, vous pouvez raconter tout cela sur vos compatriotes. Pas nous”. Certes, c’était l’époque de Bush, de l’Irak et de l’offensive contre les French Fries, mais je sais que vous ne voulez pas paraître ingrats.

What Soldiers Do, par Mary Louise Roberts.University of Chicago Press, 368 p., 30 $

 

 

 

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