Le dessinateur du Chat du rabbin et réalisateur de Gainsbourg, vie héroique vient de dessiner une version illustrée de La Promesse de l’aube. Il raconte comment, enfant, il a rencontré le romancier dont on célèbre aujourd’hui le centenaire. Et ne l’a plus jamais quitté.
Lorsque les éditions Gallimard proposent à Joann Sfar d‘illustrer un auteur de leur collection Futuropolis il y a une dizaine d’années, il accepte, mais à une seule condition. Cet auteur sera Romain Gary ou personne. C’est seulement cette année, à l’occasion du centenaire du romancier, que paraît une édition de La promesse de l’aube augmentée de cinq cent de ses planches. Dessins que l’on découvre au fil de la lecture entre les chapitres, entre les pages du texte et parfois entre les lignes.
Le choix de cet auteur est évident pour Joann Sfar: «C’est le héros de mon adolescence, il a complètement construit ma mythologie personnelle.» Les deux hommes se ressemblent: une partie de leur famille est immigrée d’Europe de l’Est et ils ont tous les deux grandi à Nice. Une différence notable cependant et Joann Sfar tient à la souligner: «Romain Gary décrit une mère trop présente dans La Promesse de l’aube. Moi, j’ai perdu la mienne avant l’âge de quatre ans. Cela me semblait être un parallèle intéressant.» Il ajoute: «Ce n’est pas un hasard si nous avons autant de points communs. C’est parce qu’il a fait mon éducation.»
Pourquoi ce roman en particulier? «Ce n’est pas mon préféré, concède le dessinateur. Mais c’était le plus facile à dessiner, car il se passe à Nice, qui est une ville que je connais bien. Et puis, beaucoup d’éléments dans ce roman me sont très proches.»
Un téléscopage d’identités
En comparant son film Gainsbourg, vie héroïque et les textes de Gary, on ne peut s’empêcher de noter une ressemblance: l’ombre permanente de l’identité. Le fils d’immigrés doit trouver sa place dans une France qu’il adore et qui ne veut parfois pas de lui. Elle est traitée chez l’un comme chez l’autre sur le mode de l’humour tragique et de la rêverie. On se souvient de l’étrange tête géante au nez crochu qui poursuit le petit Lucien Ginsburg au début du film de Joann Sfar. Cette ressemblance est assumée par le réalisateur: «Gainsbourg est très consciemment inspiré de Gary. C’est lui qui m’a donné envie de raconter l’histoire des immigrés juifs russes qui ne savent plus comment dire qu’ils aiment la France. Gary avait un énorme problème avec son judaïsme, il s’inventait d’ailleurs des origines caucasiennes qui n’ont jamais existé, à un moment où ce n’était pas très en vogue d’être un juif de Vilnius. Et pourtant, son œuvre signifie une chose pour moi: les identités s’additionnent et ne s’excluent pas.» Le rapport complexe de Romain Gary à l’identité se retrouve dans sa carrière littéraire: une partie de ses livres a été publiée sous le pseudonyme d’Émile Ajar, notamment La vie devant soi, pour laquelle il reçoit un prix Goncourt que son neveu viendra chercher à sa place.
Une certaine idée de la France
Il y a pourtant une identité que Romain Gary revendique avec force: l’amour de la France. Et c’est cela qui fascine Joann Sfar, l’héroïsme à la française de Gary. «Comme De Gaulle qu’il admirait, il avait cette façon très française d’être héroïque, c’est-à-dire de considérer la France comme plus importante qu’elle ne l’est. Pendant la guerre, sa mère disait: «La France gagnera la guerre parce que c’est la France.» Et les gaullistes n’ont jamais rendu cet amour à Gary. Pour eux, c’était un hippie, un formidable fouteur de merde. Mais je crois qu’il aimait tout simplement son pays. Il faut être étranger pour aimer la France à ce point. En ce qui me concerne si j’aime autant la France, c’est grâce à Romain Gary.»
L’héroïsme de Gary se joue également contre ceux qui lui reprochent d’être un auteur populaire un peu trop mélodramatique. «Gary, lui, il fait le job, il prend des coups et n’a pas peur d’être ridicule. Ce n’est pas de la naïveté ou de la complaisance. Un jour, on lui a dit: «Mais au fond Romain Gary, vous êtes un grand romantique?» Il a répondu: «Par rapport à la merde, oui.» Gary s’est toujours battu contre le nihilisme, il ne croyait pas en l’homme comme Albert Cohen mais en l’action, en l’action de l’homme héroïque.»
Lorsqu’on demande à Joann Sfar ce qu’il reste de l’œuvre de Romain Gary, son constat est sans appel: «On commence seulement à le découvrir. Cet anti-nihilisme forcené lui a valu la haine de ses contemporains. En plus de ça, la génération Jean-Paul Sartre lui a fait beaucoup de mal. On ne lui pardonnait ni son goût du courage et de l’héroïsme, ni son amour de De Gaulle.»
«Apatride jusque dans ses écrits»
Le désamour de ses contemporains n’est pas seulement politique. Romain Gary se voit repprocher d’écrire des textes trop simples, oralisés: «Comme il ne faisait rien comme tout le monde, il a renoué avec une écriture picaresque, sanguine. C’est un style qui existait déjà dans la littérature française, chez Dumas ou Victor Hugo par exemple, mais à ce moment-là, personne n’écrivait comme ça. Au fond, il aurait plus sa place auprès d’un Saul Bellow ou d’un Philip Roth que chez nous.»
Joann Sfar déplore ce rejet de l’écriture de Gary. «On faisait l’inventaire de ses fautes de grammaire, on lui reprochait de mal parler français, ce qui n’a aucun sens. Au fond, il était apatride jusque dans ses écrits.» L’auteur, lui, se défendra toujours de faire des fautes, même quand ses éditeurs exigeront des corrections, comme dans le manuscrit de L’Angoisse du roi Salomon publié sous le pseudonyme d’Émile Ajar.
L’œuvre de Romain Gary sera bientôt réunie en deux volumes dans la prestigieuse édition de la Pléiade. Ses détracteurs devront s’habituer à voir des «fautes de français» imprimées sur papier bible.