L’époque est à la douceur, à la gentillesse et au consensus, comme en témoigne toute l’actualité. Nous nous appelons donc le plus souvent par nos prénoms en nous disant « tu », comme deux députés à l’Assemblée nationale ou à la télévision. L’usage du prénom se répand même dans les familles, entre générations : beau-père qu’on appelle Christian, grand-mère qui peut enfin être Dorothée pour sa petite fille, ou même Maman, devenue Lucie, puisqu’elle sort « entre filles » avec Cerise, la petite dernière, qui porte le nom de la mascotte de Groupama ou celle de la vache égérie du salon de l’agriculture 2016 : rien de tel que le prénom pour unir ! Ikea donne à ses chaises et ses fauteuils des prénoms suédois masculins (les rideaux ont des prénoms féminins), l’intelligence artificielle qui m’envoie une sélection d’articles chaque matin s’appelle Flint (et le robot de 2001 s’appelait Hal) et Renault avait fièrement annoncé la naissance de Zoé, première voiture électrique zéro émission.
De vieux amis !
Un article de L’Express alignait avec précision les exemples de cette prénomite galopante : les caissiers qui vous demandent votre prénom pour que votre commande, une fois préparée, vous soit remise, les applications informatiques qui vous apostrophent joyeusement, en vieux amis, pour vous signaler un message arrivé ou une promotion à saisir, les pipoles si proches et si familiers qu’on oublie leur nom de famille – quand on ne les rebaptise pas carrément : Brangelina était le fusionnel couple Brad (Pitt) + Angelina (Jolie), du moins quand ils n’étaient pas divorcés.
Il y aurait beaucoup à dire sur les nouveaux prénoms, puisque désormais tout ou presque est permis en la matière : plus besoin de se référer à un calendrier des saints, seuls les noms franchement ridicules peuvent poser problème (encore que l’hilarant et désolant site de la liguedesofficiersdetatcivil.fr prouve chaque jour que les mamounes sont capables du pire pour nommer leurs enfants, Daymond ou Elspeth ayant remplacé Kevin et Samantha). Chacun peut d’ailleurs changer de prénom comme il veut (circulaire du 17 février 2017), ou presque, faisant valoir l’orthographe qu’il préfère, ou transformant son prénom en fonction d’une « réassignation de genre ». Le prénom devient un enjeu social d’individualisation, en même temps que son emploi généralisé devient la nouvelle norme.
Il n’est jusqu’au pape qui n’est plus que François, sans même un numéro. Et ce prénom envahissant est celui du pape le plus autoritaire qui soit, forçant à la fraternité et imposant la rigueur de sa miséricorde. On en viendrait presque à souhaiter d’être embrassé moins étroitement pour se sentir plus libre.
On a perdu Lambert
Comme François Sentein remarquait, il y a longtemps, dans Réaction, « Le vous est riche d’un tu possible » : le nouvel usage rend impossible la progression perceptible, et Alain présentera Virginie à François en leur interdisant de s’apprivoiser, pour « faire équipe », sommés d’être unis sans pouvoir utiliser les ressources de la distance du nom et du vous pour marquer leurs probables divergences et dissensions. Essayez d’appeler par son nom de famille un millennial ! Non seulement il ne connaît pas Sempé, mais en plus il ne comprendrait plus le sel de ces conversations entre Dugommier, Bridon, Fribeult et Lambert. Au premier « vous » il demandera qu’on se tutoie, décelant dans la distance le spectre fasciste de la hiérarchie et n’imaginant pas, dans ce monde horizontal, n’être pas aussi fiable et aimable qu’un vieux collègue. On vit désormais dans un entre-soi sans soi où aucune préférence, aucune élection, aucune dilection n’est autorisée.
Communion forcée
Pourquoi donc cet empire du prénom, cette rage du tutoiement, ce délire de proximité immédiate ? Précisément pour forcer à la proximité, au partage, à la communion ; pour fabriquer de l’intime immédiat qui désarme toute résistance au groupe. Là où les anciennes formes de civilité s’efforçaient, avec un soin maniaque, à marquer la différence et à signifier l’appartenance, la civilité nouvelle gomme toute différence, supprime la distance et annihile l’histoire. Aux oubliettes, révérence et filiation.
Car n’interpeller que par le prénom, c’est effacer la famille, la lignée comme le berceau. Finis ces délicieux moments où un jeune homme se présentant à vous, on se rend compte qu’on a fait danser sa mère trente ans auparavant ! Et ces cousinages brusquement révélés qui rapprochent dans les assemblées trop nombreuses. Rangés sous leur seul prénom et armés d’un tu citoyen et égalitaire, nos contemporains ne sont fils que d’eux-mêmes – mais veulent devenir tous frères sans attendre.
Hubert Champrun – Présent