Le centre historique de Palerme abrite le dernier opera dei pupi. Théâtre traditionnel de marionnettes, il plonge ses racines dans la chanson de geste dont Mimmo Cuticchio est l’unique héritier.«Bambini, silenzio!» En attendant que le rideau se lève sur une scène miniature, une ribambelle de gamins agités gesticule sur les bancs gravés d’épisodes du grand cycle de Charlemagne. La salle de spectacle – une petite merveille – est située juste en face de l’atelier de Mimmo, d’où ce dernier garde un oeil, discret mais sévère, sur le bon déroulement de la représentation. Bienvenue dans l’univers des marionnettes palermitaines et de leur figure de proue: Mimmo Cuticchio! Il faut plonger dans l’obscurité de la ville noircie aux gaz d’échappement pour rejoindre la via Bara all’Olivella. Une venelle à l’identique des ruelles tortueuses aux façades fanées qui caractérisent le centre historique de Palerme. Rien ne laisse présager que derrière cette intrication de fils électriques, de linges pendus aux fenêtres et de monceaux de détritus se dissimule le vaste monde merveilleux d’un Gepetto de génie. Plus qu’un atelier, c’est un véritable laboratoire que le visiteur découvre lorsqu’il pousse la lourde porte d’entrée. Suspendus aux murs, dans un alignement arithmétique, presque maniaque, 700 pantins posent un regard fixe sur l’antre du maître.
Rangés par répertoires, ce sont des bataillons de chevaliers en armures, bottés et coiffés d’un heaume, de prélats drapés dans leur soutane, de petites gouapes à l’oeil facétieux, de dames vertueuses en robe de guipure. Pas un espace n’est libre: enfants mutins, hydres grimaçantes, géants en colère, écuries de chevaux aux jambes articulées. Plus nombreux encore, des régiments d’infidèles barbus aux visages sombres voisinent avec d’antagonistes chevaliers aux teints clairs, les cheveux blonds: Sarrasins et Normands.
«L’histoire de la Sicile est une interminable suite de conquêtes. Aussi surprenant soit-il, le répertoire du théâtre des marionnettes palermitaines est l’expression d’un imaginaire collectif très marqué par la domination normande au XIIe siècle. Un épisode pourtant bref, mais qui a déterminé toute l’œuvre de cet art vivant.» Mimmo Cuticchio parle avec jubilation de ses pantins de bois.
L’opera dei pupi fait large place aux histoires extraites du cycle carolingien. La Jérusalem délivrée du Tasse, Roland Furieux de l’Arioste ou encore La Chanson de Roland attribuée – sans certitude – à Turold, en sont les bases littéraires. Adulés du public, les héros du genre sont: Roland et Renaud, compagnons d’armes mais frères ennemis lorsqu’ils se disputent l’amour de la belle Angélique ; Charlemagne, roi des Francs, mais aussi le barbu, balafré, boiteux et traître Ganelon. Autant de chevaliers vouant héroïquement leur vie à la guerre contre les sarrasins ou à la conquête de dulcinées diaphanes au destin – toujours – funeste. Des personnages emblématiques qui s’affrontent lors d’impressionnantes scènes de bataille et tombent comme des mouches.
En coulisses, la petite foule silencieuse et immobile des marionnettes attend que le puparo (le manipulateur) leur donne vie. Hautes de 1 mètre, elles pèsent entre 7 et 15 kilos. Grâce à deux tiges rigides, l’une fixée dans la tête, l’autre dans la main droite, Giacomo Cuticchio les met en mouvement. Le fils de Mimmo est assisté de son cousin Fulvio et de Tania, fidèle à la troupe depuis quinze ans. Un quatrième intervenant actionne l’indispensable piano à cylindre qui souligne les temps forts de la pièce, notamment duels et combats.
Au cliquetis des épées s’ajoute la sarabande musicale aux notes aigrelettes. Les spectateurs en herbe se font muets dès que le rideau s’efface devant un décor bucolique de campagne au petit matin. L’une des multiples œuvres picturales de Pina Patti, la mère de Mimmo qui, à 85 ans, continue de peindre fresques et toiles en trompe-l’oeil de l’entreprise familiale. En attendant, le jeune auditoire se délecte des histoires d’enchantements, de trahisons, de tromperies, d’amours et de haines contées par la seule voix de Giacomo. Et il ne se contente pas de dérouler une narration sans faille à la diction parfaite. Démonstration de la virtuosité du marionnettiste ; durant une heure trente, il enchaîne manipulation des poupées, changements de décors, et interprète tous les personnages du répertoire. Ici, il sonne le tocsin, là, il agite une cloche, bêle, beugle, miaule, braille, hennit, déclame, chante et parodie, usant d’un langage coloré mêlé d’expressions dialectales et d’intonations solennelles. Autant de capacités illusionnistes qui plongent le public au cœur du récit. Difficile de comprendre où ce jeune homme fluet, long comme un roseau, puise son énergie et sa force?
Spectacle retraçant les péripéties des Paladins de France . On aperçoit Giacomo Cuticchio, le fils de Mimmo.Spectacle retraçant les péripéties des Paladins de France . On aperçoit Giacomo
«La plus grosse difficulté est de donner l’impression que la marionnette est légère et sautillante. Quand je manipule un chevalier sur son destrier, j’ai 40 kilos à bout de bras!» Sans oublier la part improvisée inhérente au théâtre d’effigie. Les marionnettes sont les mascottes du pamphlétaire qui les anime. Ce dernier emprunte la parole des idoles de bois pour porter la sienne et use de métaphores pour dénoncer institutions et pouvoir en place ou encore relater de hauts faits de l’histoire de la Sicile d’hier à aujourd’hui. Un spectacle vivant en perpétuelle mutation, donc, qui ne doit sa survie qu’à la clairvoyance de Mimmo. À 65 ans, cet homme – barbe de patriarche et stature imposante – est le pilier de soutènement «d’une tradition qui ne va pas sans création. Je suis le capitaine d’un vaisseau qui permet de voyager du passé vers le futur. La seule façon que survive l’opera dei pupi».
Tout gamin, Mimmo accompagnait ses parents et leur théâtre ambulant sur les chemins de Sicile. L’arrivée des pupi était un événement très attendu dans les villages, car elle apportait l’unique source d’instruction et de divertissement aux classes populaires. Personne n’aurait manqué un seul spectacle. Aux marionnettistes de tenir en haleine, des mois durant (parfois une année), un auditoire exigeant et curieux de la suite des aventures épiques de leurs preux chevaliers et de connaître le sort réservé à leurs héros. Les feuilletons attiraient toujours les mêmes spectateurs et, chaque soir, les huit enfants Cuticchio et leurs parents présentaient un nouvel épisode de la vie de Roland. Pour aider le public à se souvenir du fil de l’histoire, des scènes peintes sur des toiles relataient les temps forts de la saga. La petite troupe se produisait dans les caves, les granges ou chez les gens. On les payait parfois en sacs de grains quand la récolte était bonne.
Aujourd’hui, Mimmo est une figure admirée de toute l’Italie et jusqu’en Europe. Il peut se vanter d’avoir été filmé par Coppola, dont on dit qu’il vénère le marionnettiste. Le réalisateur lui consacra un plan dans l’emblématique Parrain III. Quand Al Pacino, alias Michael Corleone, de retour sur sa terre natale, tente de ressusciter l’amour de son ex-femme (Diane Keaton) en lui dévoilant le cœur battant de la Sicile, le couple échoue dans un petit village de l’île. Devant un public enthousiaste, Mimmo – en personne – joue son spectacle de marionnettes…
Dans la scène finale, le Parrain s’effondre sur l’envolée de marches du Teatro Massimo situé à une encablure de l’opera dei pupi. L’un déploie sa splendeur surannée dans la lumière de la piazza Verdi. L’autre se cache toujours au coeur des ruelles obscures de la ville. Mais désormais, il est classé chef-d’œuvre du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco.