Délation: Allo Décodex, relisez Zola, « J’Accuse… ! »

Zola complotiste et diffamateur ? Absolument : « J’Accuse… ! », sa célèbre tribune publiée par L’Aurore le 13 janvier 1898 est un tissu de calomnies, exprimées de la manière la plus excessive. Pourtant, au bout du compte, c’est bien lui qui avait raison, n’est-ce pas ?

Supposons qu’un grand concurrent de L’Aurore ait eu à l’époque la prétention de se faire l’arbitre de la vérité. Tiens, imaginons que Le Temps (auquel succèdera Le Monde après confiscation de ses biens à la Libération) a créé une rubrique régulière qui distribue bons et mauvais points à ses collègues de la presse. Appelons la « Les Déconneurs ». Qu’auraient pu dire Les Déconneurs sur le texte de Zola ?

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Émile Zola est un écrivain célèbre. Il se targue aussi de ses bonnes relations avec le président de la République. Cela ne lui confère pas de compétence particulière en matière de justice militaire. Une justice pas assez sévère à ses yeux : dans « J’Accuse… ! », il reproche au Conseil de guerre de ne pas avoir condamné la veille le commandant Esterhazy.

Ce zèle répressif dégage des relents de xénophobie envers un homme qui porte un nom hongrois. Dans L’Aurore, déjà, Clemenceau a vu en Esterhazy un « aspirant prussien déguisé en officier français ». Mais la raison principale de l’acharnement de Zola contre cet officier est ailleurs. Zola est un militant de la « cause révisionniste », c’est-à-dire le camp des partisans de la révision du procès du capitaine Alfred Dreyfus, condamné pour trahison voici quatre ans, en 1894. À cette fin, il instrumentalise le sort d’Esterhazy. « La condamnation d’Esterhazy entraînait inévitablement la révision du procès Dreyfus », écrit-il lui-même avec un certain cynisme. Il va même plus loin : non content d’exiger la révision du procès, il en dicte lui-même le verdict en proclamant l’innocence du capitaine.

Sur quoi se fonde-t-il ? Le grand écrivain ne prétend pas avoir des compétences d’enquêteur. Il s’appuie sur les convictions fraternelles d’un grand patron, Mathieu Dreyfus, frère d’Alfred. Avant de convaincre Zola, Mathieu Dreyfus a déjà suscité la publication d’un pamphlet, Une erreur judiciaire, œuvre d’un journaliste anarchiste. Il a aussi tenté de créer du buzz à l’aide de fausses nouvelles, faisant annoncer par un journal anglais l’évasion de son frère. Il a constitué un maigre dossier alimenté par les déclarations de la voyante Léonie Leboulanger, les attestations de graphologues contestant les expertises de leurs collègues présentées au procès de 1894, le témoignage d’un banquier qui dénonce son client Esterhazy (avec lequel il est en litige) et les doutes du lieutenant-colonel Picquart, qui dirige le service de contre-espionnage de l’armée française (et s’inscrit seul en faux contre la quasi-totalité de ses collègues officiers).

Émile Zola ne fournit aucun élément nouveau. Il prétend néanmoins dénoncer une vaste conjuration mettant en jeu des dizaines de personnes, y compris quelques officiers généraux, et plusieurs institutions politiques, juridiques et militaires. À l’en croire, tout ce monde se serait ligué… pour envoyer au bagne un pauvre officier accusé à tort d’avoir livré aux Prussiens quelques secrets de Polichinelle. Puis les mêmes se seraient à nouveau ligués quatre ans plus tard… pour éviter que soit envoyé au bagne un autre pauvre officier accusé d’être le véritable auteur du méfait initial. La disproportion entre ce maigre enjeu et l’importance planétaire que lui accorde le grand écrivain illustre la démarche complotiste de ce dernier. Une démarche assumée, puisque le mot « complot » apparaît sous la plume de Zola lui-même : « C’est un crime d’avoir accusé de troubler la France ceux qui la veulent généreuse, à la tête des nations libres et justes, lorsqu’on ourdit soi-même l’impudent complot d’imposer l’erreur, devant le monde entier. »

Les faits dénoncés par Zola sont invraisemblables ? Cela ne l’empêche pas de les « décrire » longuement dans un style amphigourique en accusant nominativement plusieurs personnalités. Il ne détient pourtant aucune preuve de ce qu’il leur reproche. Pis : il se félicite lui-même de violer la loi en imputant à ces personnes des faits contraires à leur honneur. « Je n’ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation », reconnaît-il.

Il est vrai que ce texte obsessionnel n’a pas été publié dans un journal sérieux comme Le Temps. Il est paru dans L’Aurore, une feuille de chou qui n’a pas trois mois d’existence. Elle a été créée par un personnage douteux, Ernest Vaughan, qui se dit libéral et humanitaire mais collaborait encore voici dix-huit mois à L’Intransigeant, journal socialiste, boulangiste et antisémite.

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Etc., etc. : on pourrait poursuivre longuement ce pastiche. Tout ce qui précède est authentique. Le fait est que Zola était largement à côté de la plaque. Son analyse de la double affaire est en grande partie erronée. Il méconnaît le rôle du « dossier secret » présenté au Conseil de guerre, un document décisif qui a scellé le sort de Dreyfus… mais fabriqué de toutes pièces par le commandant Henry. Le nom de ce dernier, qui s’est suicidé quand la vérité a éclaté, n’apparaît même pas dans l’acte d’accusation de Zola !

Certaines des accusations d’Émile Zola étaient infondées. Comme il l’avait envisagé lui-même, il a été poursuivi et condamné pour diffamation ; il s’est alors enfui à l’étranger pour échapper à la prison. Nos Déconneurs de l’information n’auraient donc pas manqué de biscuit pour démonter ses dires. Aujourd’hui pourtant, 119 ans plus tard, la postérité a tranché en sa faveur.

Bien entendu, toute ressemblance entre nos Déconneurs de 1898 et certains redresseurs de torts médiatiques contemporains serait purement fortuite.

Erwan Floc’h

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