Vichy tel quel de Dominique Canavaggio

Les capacités d’investigation, de communication, de publication se sont multipliées au XXe siècle, et pourtant c’est seulement 70 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale que l’on édite certains témoignages. Tant la liberté d’expression est réduite depuis cette guerre, en certains domaines !

Encore ces témoignages ne paraissent-ils pas dans les maisons à grosse diffusion (Hachette-Fayard-Perrin, Seuil, Grasset, Gallimard-Flammarion…), mais chez des francs-tireurs de l’édition aux moyens forcément limités, Les Belles-Lettres pour le Journal de Maurice Garçon (dont Présent a rendu compte le 7 novembre 2015), Le Cherche-Midi pour l’interview de Paul Racine (Présent du 17 décembre 2015) que le regretté Jean-José Rudent m’avait, heureusement, signalé.

Aujourd’hui, c’est un récit qui paraît aux éditions de Fallois, et c’est admirablement édité, avec de très rares coquilles (PSF pour PPF, page 207), un index avec notices pour 300 noms propres. Un travail que ne savent plus obtenir les gros éditeurs cités plus haut. Par surcroît, celui-ci fournit un sommaire détaillé, un peu partisan parfois, car « Mesures antisémites » ne correspond à aucune mesure page 21, la Légion des Combattants y est confondue avec la LVF, « Berlin n’apprécie pas le retour de Laval » est trop catégorique pour la page 196, et « Bousquet soupçonne l’entourage de Pétain » tout autant pour la page 249.

Plaidoyer pour Laval

Le récit est dû à Dominique Canavaggio (1899-1981), normalien et agrégé de philosophie qui fut l’envoyé spécial à Vichy de Jean Prouvost (Paris-Soir, 7 Jours), de juin 1940 à avril 1944. Ce texte est bien enlevé, bien écrit. Il comporte des portraits psychologiques assez fins, des anecdotes pittoresques sur la vie à Vichy, des dialogues au sommet ou dans les couloirs, dans la rue, et souvent au restaurant. Je l’ai lu d’une traite jusqu’à la page 200 (sur 300), le prenant pour ce qu’il est, une apologie passionnée de Laval, et passionnante. Mais à partir de la page 203, patatras ! Entre en scène Edouard Herriot, et l’auteur se démasque, en quelque sorte : ce ne sont plus que propos énamourés pour le maire de Lyon, la Troisième République chérie, Sarraut et sa Dépêche de Toulouse (et donc Bousquet)… Herriot était certes un personnage séduisant (la preuve !) par sa culture et sa bonhomie, mais c’est aussi l’homme politique le plus malfaisant de l’entre-deux-guerres, celui qui a enfoncé la France dans tous les attentismes et toutes les complaisances. Et l’on comprend soudain qu’à travers Laval, c’est de cette France-là que Canavaggio est nostalgique. Il est l’ami de l’industriel radical-socialiste Albert Chichery, qui fut (un mois) le premier ministre de l’Agriculture et du Ravitaillement de Pétain, avant de se retirer dans son fief (Le Blanc, dans l’Indre), d’où il envoie des colis de Cinzano et de champagne au bon Herriot. Dominique Canavaggio le rejoint là-bas en mai 1944. Son fils Jean nous dit en conclusion : « C’est lui qui, le 15 août, retrouva le corps de Chichery, assassiné, dans un fossé au bord de la route, entre Le Blanc et Douadic. »

Evidemment, ce parti pris, et la position de l’auteur, qui fréquente les proches de la Présidence du Conseil mais pas tous les ministères, entraînent des lacunes. Nous avons des portraits au vitriol de ceux qui tentèrent de remplacer Laval en 1941 : Flandin ; Darlan, ambitieux, mais incapable une fois sorti de son domaine maritime. L’auteur est plus mesuré sur Pétain lui-même, sur Pucheu parce que c’est un ami de ses années d’études, sur Henriot et Déat, sur Huntziger surtout. Il est fasciné par Bichelonne, comme le fut Céline (voir D’un château l’autre, à compléter pour Laval par ses lettres à Marie Canavaggia) : le ministre polytechnicien pouvait vous calculer impromptu le poids de la tour Eiffel, et vous dire où se trouvait à telle heure tel train de farine ou de charbon ; il laissa pour message en 1944 (ceci n’est pas dans le livre) : « Sous mon ministère, la production industrielle de la France a baissé de 12 % : 5 % du fait des Allemands, 7 % du fait des bombardements alliés, – cette part-là, je n’y suis pour rien ! » En revanche, on est surpris que des pans entiers de la politique de Vichy soient ignorés. Tout ce qui a trait à l’Education nationale et à la Jeunesse est escamoté. Abel Bonnard est présenté comme un ultra, c’est tout (et cela vaut mieux que les sarcasmes habituels qu’aucun fait ne vient étayer). Lamirand n’est même pas mentionné (Paul Morand non plus, pourtant proche de Laval père et fille). Rien sur les Chantiers de Jeunesse, ni le Secours national, ni le Commissariat aux prisonniers.

Témoignage indispensable

Contrairement à Paul Racine ou à François Mitterrand, Canavaggio n’est pas indifférent au sort des Juifs. Mais sa partialité éclate quand il traite ce sujet : deux pages sur le Statut des Juifs de 1940, qui ne fait pas de morts (mais vient de l’entourage de Pétain) ; deux pages sur Darquier de Pellepoix, mais bornées à une ou deux anecdotes, sans rien sur les rafles de 1942, parce que c’est la période Laval. Ce récit rédigé encore à chaud (dans l’été et l’hiver 1944 ?) était-il destiné aux défenseurs à venir de Laval ? A ses avocats de 1945 ?

Quoi qu’il en soit des lacunes et partis pris, chacun trouvera à glaner dans ce témoignage. L’ami Vilgier, par exemple, verra que Jean Fontenoy fut bien le premier intermédiaire entre Abetz et Laval, l’ami Bouclier visitera Tixier-Vignancour en garde à vue, etc. Pour ma part, je retiens une pièce à charge contre la Troisième République. Non pas contre les accords de Munich, qui permirent de gagner un an (il peut se passer beaucoup de choses en un an, et Daladier n’a jamais prononcé le fameux mot historique : – Ah ! les cons !). Mais contre l’inefficacité du gouvernement français. Canavaggio se souvient en effet d’un propos de Chichery en avril 1940 : « Le truquage des chiffres [de la production d’armement], l’optimisme de commande sont la règle… Je me suis demandé souvent avec angoisse si mon devoir n’était pas de parler… Cela ne servirait à rien, on m’accuserait de défaitisme. » Ce livre ouvre tout de même une belle brèche dans la propagande officielle !

Dominique Canavaggio, Vichy tel quel, éd. de Fallois (octobre 2016), 304 p., 22 euros.

Robert le Blanc – Présent

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