C’est une modeste « commémoration nationale » mais c’en est une : sorti en salles le 8 décembre 1966, le film La Grande Vadrouille a cinquante ans, un demi-siècle de succès jamais démenti. Retour sur la comédie française par excellence, avec Arnaud Guyot-Jeannin qui publiait en 2012 aux éditions Xenia Les visages du cinéma : 35 portraits anticonformistes.
— L’Occupation avait-elle suscité des comédies françaises avant La Grande Vadrouille, et si oui quels succès ou insuccès avaient-elles rencontrés ?
— Si vous me le permettez, j’élargirai la question à la Deuxième Guerre mondiale. Deux comédies françaises incontournables et fort réussies ont été tournées avant La Grande Vadrouille (1966) de Gérard Oury. Il s’agit de La Traversée de Paris (1956) de Claude Autant-Lara avec Jean Gabin, Bourvil et déjà un Louis de Funès tonitruant et La Vache et le Prisonnier (1959) d’Henri Verneuil avec Fernandel. Ce sont là deux films qui ont obtenu un beau succès en salles à leur sortie. Mais, il faut mentionner également des petites comédies un peu oubliées telles que Babette s’en va-t-en guerre (1959) de Christian-Jaque avec Brigitte Bardot et assez mineure comme Candide ou l’optimisme du XXe siècle (1959) de Norbert Carbonnaux avec Jean-Pierre Cassel, l’appréciable et très populaire Taxi pour Tobrouk (1961) de Denys de la Patellière avec Lino Ventura, Charles Aznavour et Maurice Biraud parlant le langage fleuri de Michel Audiard pour notre plus grande joie, Le Caporal épinglé (1962) de Jean Renoir et Guy Lefranc, adapté du roman éponyme de Jacques Perret, avec Jean-Pierre Cassel de nouveau, Claude Brasseur et Claude Rich et La vie de Château (1966) de Jean-Paul Rappeneau avec Philippe Noiret et Catherine Deneuve. Les deux derniers films ont fait beaucoup d’entrées à l’époque et restent agréables à regarder encore aujourd’hui.
— Question nombre d’entrées, le film a été détrôné par Bienvenue chez les Ch’tis (2008). Mais en proportion de population, ne reste-t-il pas la comédie française de référence ?
— Oui, vous avez raison. Avec ses vingt millions d’entrées totalisées à sa sortie en 2008, Bienvenue chez les Ch’tis a dépassé La Grande Vadrouille, sortie en 1966. Mais, en proportion de la population française de l’époque, La Grande Vadrouille – avec plus de dix-sept millions d’entrées – demeure le film le plus vu de tous les films français, avec 34 % des spectateurs nationaux pour la seule année 1966. Si l’on y ajoute les diffusions multiples et très regardées à la télévision, le film détient tous les records de popularité et pour longtemps.
A côté du succès populaire du film, quelle fut sa fortune critique ? Y eut-il des pisse-froid ou des idéologues pour qui l’on ne pouvait pas rire de l’époque « la plus sombre de notre histoire » ?
— Il a été de bon ton d’étriller Louis de Funès de son vivant. Je fais référence aux critiques de cinéma. La comédie française n’a jamais été très prisée par une certaine gauche bien-pensante, ni par une certaine droite littéraire assez snob. Les critiques cinéphiliques ne savent pas rire (hormis pour les films muets et ceux très décalés de Jacques Tati). L’esprit de sérieux l’emporte sur la notion de « plaisir » à travers le rire notamment. Concernant La Grande Vadrouille, les mêmes réflexes anti-de Funès ont prévalu à la sortie du film d’autant plus qu’il suscitait l’enthousiasme populaire. Or, de « populaire » à « populisme », il n’y a qu’un pas vite franchi pour les élites parisianistes. Paradoxalement, le film est plutôt historiquement correct. Tous les personnages font de la résistance, même parfois à leur insu. Or, cette France résistante est une mystification historique. Néanmoins, le rire qui nous emporte est plus fort que tout, la grâce funèsienne transcendant les pesanteurs historiques de la Deuxième Guerre mondiale.
— Le duo Bourvil-de Funès fonctionne à merveille dans ce film. Est-ce le coup de maître de Gérard Oury d’avoir provoqué cette nouvelle rencontre entre eux qui avaient fait connaissance dans Le Corniaud deux ans plus tôt sous sa direction ?
— Ayant fait connaissance en 1956 en réalité, au cours du tournage de La Traversée de Paris, Bourvil et de Funès sont à nouveaux réunis dans Le Corniaud en 1965. De Funès occupe encore un second rôle et arrive à ne pas servir de faire-valoir à Bourvil tellement sa vitalité exceptionnelle et sa force comique surplombent la répartition des rôles et les scènes minutées de chacun. Ils reviennent en force une troisième fois dans La Grande Vadrouille un an plus tard. Oury leur distribue deux rôles en or dont de Funès va profiter notamment pour exercer son immense talent. Le metteur en scène et les deux acteurs devaient se retrouver pour un troisième film : La Folie des Grandeurs (1971). Bourvil mourra juste avant le tournage et ce fut l’insupportable Yves Montand qui reprit le rôle réécrit pour lui par Gérard Oury, Danièle Thomson et Marcel Jullian. Heureusement, de Funès est irrésistible une nouvelle fois.
— Il y a aussi pas mal de seconds rôles et de faire-valoir dans La Grande Vadrouille : lesquels citeriez-vous ?
— Tout abord, il faut citer la charmante Marie Dubois, mais aussi Andréa Parisy qui campe un personnage de bonne sœur à contre-emploi ou encore Colette Brosset des Branquignols. Les trois aviateurs anglais, Terry Thomas, Claudio Brook et Mike Marshall font aussi partie de la distribution. Il est possible d’y joindre des petits rôles comme ceux interprétés par Michel Modo, Paul et Jacques Préboist. Ces derniers se retrouvent dans un certain nombre de comédies avec Louis de Funès.
— A côté du succès fulgurant de La Grande Vadrouille, il y a Les Tontons flingueurs (1963), film devenu culte au fil du temps. Voyez-vous encore une vitalité comique du cinéma français en ces années 2010 ?
— J’observe que ces deux films français devenus cultes jouissent d’une grande popularité grâce à Louis de Funès et Michel Audiard. Mais, il faut savoir que Les Tontons flingueurs a rencontré le succès tardivement grâce notamment à ses nombreux passages à la télévision. Les critiques aussi auront mis du temps à l’apprécier ! Pour répondre à votre question, je ne vois pas de relève actuelle. Les OSS 117 avec Jean Dujardin sont drôles, mais l’acteur ne l’est pas toujours. Il est souvent comparé un peu facilement à Jean-Paul Belmondo, alors que Bébel est unique. Plus généralement, les comédies françaises sont misérables, à l’image du cinéma contemporain en général. Il n’y a pas d’exception française en l’occurrence. Il faut dire que les acteurs comiques du moment sont des clowns bobos post-modernes, vulgaires et cosmopolites intégrés au système spectaculaire-marchand qui produit de l’indifférencié. Ils représentent le règne de l’indistinction banalisée. Voir les Danny Boon, Gad Elmaleh, Kad Merad, Guillaume Gallienne et bien d’autres.
Propos recueillis par Samuel Martin pour Présent
Arnaud Guyot-Jeannin vient de publier L’avant-garde de la tradition dans la culture, chez Pierre Guillaume de Roux.