Retirer la légitime défense aux policiers blancs

La question mérite désormais d’être posée à l’échelle nationale afin que, par elle, les pouvoirs publics se sentent les premiers visés : cherche-t-on plus ou moins officiellement à retirer aux policiers blancs responsables de la mort de suspects noirs, le principe, vieux comme les chemins, de la légitime défense ? En d’autres termes, l’objectif poursuivi par les autorités fédérales ne serait-il pas de décourager les policiers blancs d’interpeller un individu en infraction à partir du moment où celui-ci est noir ? Cette double question lancée à un représentant de l’Etat ne susciterait qu’un rejet méprisant et même offusqué. Comment imaginer, répondrait celui-là la main sur le cœur, au pays où toutes les situations possibles et imaginables sont placées sous le signe de la loi, que l’on puisse un jour établir une distinction raciale au sein même de la police pour faire en sorte qu’il existe deux types de conduite chez les gardiens de l’ordre selon la couleur de leur peau ? Cette prévisible indignation serait impuissante à rendre incongrue la double interrogation exposée plus haut. Persistons donc dans l’anticonformisme et même la provocation : des preuves existent pour soutenir que la légitime défense accordée jusqu’ici aux policiers blancs – comme aux autres – est en réel danger. A la suite de bien des affaires du même genre, deux très récentes, à New York et dans le Missouri, montrent que les choses pourraient bouger. Et pas dans le bon sens.

Le 17 juillet dernier, à New York – exactement à Staten Island, un des « arrondissements » de la mégapole comme Manhattan ou le Bronx – Daniel Pantaleo, un Blanc de 29 ans appartenant au commissariat de police local, remarque près de la gare du ferry un individu noir, Eric Garner, 43 ans, en train de vendre à la sauvette des cigarettes détaxées, ce qui est strictement interdit. Garner se trouve promptement interpellé, refuse de reconnaître son forfait, discute en élevant la voix pour tenter d’appuyer ses arguments mais sans esquisser la moindre velléité de fuite. Au bout d’une minute, une brève lutte s’engage au cours de laquelle le professionnalisme, l’entraînement et la jeunesse du policier ont très vite le dessus. Garner est maîtrisé. Il est maintenu dans l’impossibilité de faire un geste par une clé enseignée dans toutes les académies de police, qui consiste à se glisser derrière le suspect et à lui passer un avant-bras sous le cou tout en l’empêchant de desserrer l’étreinte avec ses mains. Le policier a-t-il trop serré ? Garner avait-il un système respiratoire déficient ? Ces questions n’ont pas encore reçu de réponses convaincantes. Toujours est-il que Garner meurt à son arrivée à l’hôpital. On avait fouillé ses poches : il était sans arme. Le policier est mis aussitôt en examen. On lui retire son badge et son pistolet tandis que la lourde machine de la justice se met en mouvement.

Quatre mois et demi après ces événements – plus exactement mercredi dernier – le grand jury de Staten Island (six Blancs, trois Noirs, trois Hispaniques) rend un verdict d’acquittement. Il n’est retenu aucune charge contre le policier qui bénéficie donc du principe de la légitime défense, dans la mesure où il a répondu à la force qu’on lui opposait par une force proportionnelle et réglementaire. A la minute même où ce jugement fut connu du grand public, des dizaines de rues de New York se soulevèrent en laissant couler comme des torrents des milliers de protestataires – noirs à 95 % – qui convergèrent vers Central Station, la principale gare de Big Apple, afin d’y constituer une masse humaine étendue à même le sol en signe de sourde révolte. Les cris, les slogans, les pancartes allaient tous dans le même sens : ce jugement est un scandale. La justice est raciste. Le policier est coupable. Il a indirectement tué un Noir parce qu’il était noir. Le système tout entier est corrompu. Pendant des heures, les foules ont coulé à New York mais aussi à Chicago, Denver, Los Angeles, Baltimore sans rien piller, ni détruire, ni brûler. A l’inverse de ce qui s’était passé à Ferguson.

Pour une affaire à peu près semblable, Ferguson, une ville de 21 000 habitants dans l’Etat du Missouri, a vécu la semaine dernière une nuit d’incendies et de vandalisme. Là aussi, la victime est un Noir non armé. Là aussi, le policier est un Blanc. Là aussi, il a utilisé la force pour se rendre maître d’une menace. Et là aussi, des foules aux mêmes caractéristiques, aux mêmes slogans, aux mêmes accusations, défilèrent pour hurler leur haine des Blancs, du système blanc, de la justice blanche. Mais à Ferguson, ces cortèges transformèrent certains quartiers de la ville en torches dont les dégâts se chiffrèrent à plusieurs dizaines de millions de dollars. En plus de la haine exprimée avec à peu près la même force, un autre élément rapproche New York de Ferguson : l’attitude des autorités.

Même démagogie, même intoxication, même irresponsabilité. Aussi bien après l’affaire de Staten Island qu’après celle du Missouri, le président

Barack Obama se surpassa dans la flatterie et dans le racisme à rebours en parlant de la « frustration du peuple africain-américain devant la police et la justice ». Une frustration qui, a-t-il souligné, rejoint « la ségrégation contre les Noirs il y a trois générations ». Démonétiser des institutions qui ont assuré jusqu’ici, qu’on l’admette ou non, la paix civile, s’apparente à une dangereuse entreprise de démolition – à un calcul subversif. Frileux et soumis, l’establishment a suivi Obama dans la condamnation de deux verdicts rendus en pleine légalité. Une condamnation aux conséquences incalculables, dignes d’apprentis sorciers. Il était plus facile de jouer sur ce registre que de rappeler à haute voix, courageusement, ces deux très simples vérités sorties de statistiques que la presse aux ordres se garde bien de publier : sur les 10 000 Noirs environ tués chaque année par balles, 93 % le sont par des balles tirées par d’autres Noirs ; et sur les 400 Noirs tués chaque année par la police, seuls 25 % le sont par des policiers blancs.

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