La force du silence. Contre la dictature du bruit du cardinal Sarah

La réforme de la réforme “se fera”. Le pape la veut auss. C’est ce que François a dit en privé au cardinal Sarah, quitte à tout désavouer ensuite dans un communiqué. Mais le préfet en charge de la liturgie la promet de nouveau, dans un livre qu’il a écrit et qui est en vente à partir d’aujourd’hui, sous le titre: “La force du silence”

Le pape François entretient avec le cardinal Robert Sarah des relations à double face. Bienveillantes de près, hostiles à distance. Sarah est l’un de ces hommes d’Église censés avoir un “cœur de pierre” auxquels le pape s’en prend souvent sans citer de noms, par exemple dans le discours qu’il a prononcé le 24 octobre dernier, à la fin du synode :

> “Les cœurs fermés qui se cachent derrière les enseignements de l’Église…”

Et Sarah a été la cible, cette fois désignée nommément, en sa qualité de préfet de la congrégation pour le culte divin, d’un communiqué sans précédent, humiliant, qui a été publié cet été par le bureau de presse du Saint-Siège, contre ses propositions de “réforme de la réforme” en matière de liturgie :

> Jésus reviendra de l’Orient. Mais, au Vatican, ils ont perdu le Nord (14.7.2016)

“Mais qui peut l’atteindre ? Il est Africain et jouit d’une grande popularité”, murmure-t-on à la cour du pape François.

En effet, le cardinal africain Sarah, 71 ans, originaire de Guinée, est un personnage de première grandeur dans l’Église d’aujourd’hui. Il a acquis une notoriété extraordinaire et il est l’objet d’une admiration universelle à cause d’un livre qu’il a publié l’année dernière, à la fois autobiographie et méditation spirituelle, dans le style des “Confessions”, intitulé “Dieu ou rien” : il s’en est vendu 335 000 exemplaires, en treize langues :

> Un pape d’Afrique noire (10.4.2015)

Et voici que Sarah se manifeste à nouveau avec un autre grand livre : “La force du silence”. Comme le précédent ouvrage, c’est un livre d’entretiens avec Nicolas Diat et il se termine sur un émouvant entretien entre le cardinal et le prieur de la Grande Chartreuse, dans les Alpes françaises, dom Dysmas de Lassus.

Le livre est en vente à partir d’aujourd’hui, fête de saint Bruno, fondateur du monachisme chartreux, seulement en français pour le moment, aux éditions Fayard. Mais bientôt il sera également publié en italien, en anglais et en espagnol, respectivement par les éditions Cantagalli, Ignatius Press, et Palabra.

“Contre la dictature du bruit”, indique le sous-titre. Et en effet le bruit assourdissant de la société moderne, qui pénètre aussi dans l’Église, est la bande sonore de ce “rien” qui est l’oubli de Dieu, présenté dans le précédent livre du cardinal.

Alors que, inversement, seul le silence permet d’”entendre la musique de Dieu”.

La méditation de Sarah aborde en profondeur la vie de l’Église. Elle contient de fréquentes références à la liturgie et aux formes souvent désordonnées sous lesquelles celle-ci est célébrée, c’est-à-dire à ce “culte divin” dont le cardinal a la charge en tant que préfet.

Certains passages du livre – les uns sont des critiques, les autres contiennent des propositions – sont reproduits ci-dessous.

Et il y en a un en particulier – le dernier présenté ici – qui montre que le cardinal Sarah n’est pas du tout prêt à céder face aux obstacles qui lui sont continuellement opposés de toutes parts.

Dans ce passage, le cardinal affirme de nouveau avec fermeté que ce que le communiqué publié l’été dernier avait prétendu bloquer “se fera” : c’est-à-dire cette “réforme de la réforme” dans le domaine liturgique, car “il en va de l’avenir de l’Église”.

En tête-à-tête, le pape François avait recommandé à Sarah d’avancer dans cette “réforme de la réforme”, lors de l’audience, chaleureuse comme toujours, qu’il lui avait accordée au mois d’avril dernier, comme le cardinal lui-même l’avait raconté par la suite.

Mais plus tard, de loin – et deux jours après une seconde audience amicale – le veto était tombé, sous la forme de ce communiqué de désaveu publié au mois de juillet, dont on ne connaît pas l’auteur mais qui a, en tout cas, été approuvé à la maison Sainte-Marthe.

En homme de foi, Sarah affirme qu’il obéit au pape. Ou au moins au premier des deux François auxquels il est confronté.

__________

Extraits de La force du silence

“LE CORPS DE JÉSUS À TOUS, SANS DISCERNEMENT” (par. 205)

Aujourd’hui, certains prêtres traitent l’Eucharistie avec un parfait mépris. Ils voient la messe comme un banquet bavard où les chrétiens fidèles à l’enseignement de Jésus, les divorcés remariés, les hommes et les femmes en situation d’adultère, les touristes non baptisés qui participent aux célébrations eucharistiques des grandes foules anonymes, peuvent avoir accès au corps et au sang du Christ, sans distinction.

L’Église doit examiner avec urgence l’opportunité ecclésiale et pastorale de ces immenses célébrations eucharistiques composées de milliers et de milliers de participants. Il y a un grand danger à transformer l’Eucharistie, “le grand mystère de la Foi”, en une vulgaire kermesse et à profaner le corps et le précieux sang du Christ. Les prêtres qui partagent les saintes espèces en ne connaissant personne et donnent le Corps de Jésus à tous, sans discernement entre les chrétiens et les non-chrétiens, participent à la profanation du Saint Sacrifice eucharistique. Ceux qui exercent l’autorité dans l’Église deviennent coupables, par une forme de complicité volontaire, en laissant opérer le sacrilège et la profanation du corps du Christ dans ces gigantesques et ridicules autocélébrations, où si peu perçoivent que “vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’Il vienne” (1 Co 11, 26).

Des prêtres infidèles à la “mémoire” de Jésus insistent davantage sur l’aspect festif et la dimension fraternelle de la messe que sur le sacrifice sanglant du Christ sur la Croix. L’importance des dispositions intérieures et la nécessité de nous réconcilier avec Dieu en acceptant de nous laisser purifier par le sacrement de la confession ne sont plus à la mode aujourd’hui. De plus en plus, nous occultons l’avertissement de saint Paul aux Corinthiens : “Chaque fois en effet que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’Il vienne. Ainsi donc, quiconque mange le pain ou boit la coupe du Seigneur indignement aura à répondre du Corps et du Sang du Seigneur. Que chacun donc s’éprouve soi-même et qu’ainsi il mange de ce pain et boive de cette coupe ; car celui qui mange et boit, mange et boit sa propre condamnation, s’il ne discerne le Corps. Voilà pourquoi il y a parmi vous beaucoup de malades et d’infirmes” (cf. 1 Co 11, 27-30).

“TANT DE PRÊTRES QUI ENTRENT TRIOMPHALEMENT…” (par. 237)

Au début de nos célébrations eucharistiques, comment est-il possible d’éliminer le Christ portant sa croix et marchant avec peine sous le poids de nos péchés vers le lieu du sacrifice ? Il y a tant de prêtres qui entrent triomphalement et montent vers l’autel, saluant à gauche et à droite, pour paraître sympathiques. Observez le triste spectacle de certaines célébrations eucharistiques… Pourquoi tant de légèreté et de mondanité au moment du Saint Sacrifice ? Pourquoi tant de profanation et de superficialité devant l’extraordinaire grâce sacerdotale qui nous rend capables de faire surgir le corps et le sang du Christ en substance par l’invocation de l’Esprit ? Pourquoi certains se croient-ils obligés d’improviser ou d’inventer des prières eucharistiques qui escamotent les phrases divines dans un bain de petite ferveur humaine ? Les paroles du Christ sont elles insuffisantes pour multiplier les mots purement humains ? En un sacrifice aussi unique et essentiel, est-il besoin de ces fantaisies et de ces créativités subjectives ? “Dans vos prières, ne rabâchez pas comme les païens : ils s’imaginent qu’en parlant beaucoup, ils se feront mieux écouter”, nous avertit Jésus (Mt 6, 7).

“PROCESSIONS ASSORTIES DE DANSES INTERMINABLES” (par. 266)

Nous avons perdu le sens le plus profond de l’offertoire. Il est pourtant ce moment où, comme son nom l’indique, tout le peuple chrétien s’offre, non pas à côté du Christ, mais en lui, par son sacrifice qui sera réalisé à la consécration. Le concile Vatican II a admirablement souligné cet aspect en insistant sur le sacerdoce baptismal des laïcs qui consiste essentiellement à nous offrir avec le Christ en sacrifice au Père. […]

Si l’offertoire n’est vu que comme une préparation des dons, comme un geste pratique et prosaïque, alors grande sera la tentation d’ajouter et d’inventer des rites pour meubler ce qui est perçu comme un vide. Dans certains pays d’Afrique, je déplore les processions d’offrandes, longues et bruyantes, assorties de danses interminables. Des fidèles apportent toutes sortes de produits et d’objets qui n’ont rien à voir avec le sacrifice eucharistique. Ces processions donnent l’impression d’exhibitions folkloriques, qui dénaturent le sacrifice sanglant du Christ sur la Croix et nous éloignent du mystère eucharistique ; or celui-ci doit être célébré dans la sobriété et le recueillement, car nous sommes plongés, nous aussi, dans sa mort et son offrande au Père. Les évêques de mon continent devraient prendre des mesures pour que la célébration de la messe ne devienne pas une autocélébration culturelle. La mort de Dieu par amour pour nous est au-delà de toute culture.

“TOURNÉS VERS L’ORIENT” (par. 254)

Il ne suffit pas simplement de prescrire davantage de silence. Pour que chacun comprenne que la liturgie nous tourne intérieurement vers le Seigneur, il serait bénéfique que durant les célébrations, tous ensemble, prêtres et fidèles, nous soyons corporellement tournés vers l’orient, symbolisé par l’abside.

Cette manière de faire reste absolument légitime. Elle est conforme à la lettre et à l’esprit du Concile. Les témoignages des premiers siècles de l’Église ne manquent pas. “Quand nous nous tenons debout pour prier, nous nous tournons vers l’orient”, précise saint Augustin, se faisant l’écho d’une tradition qui remonte, selon saint Basile, aux Apôtres eux-mêmes. Les Églises ayant été conçues pour la prière des premières communautés chrétiennes, les constitutions apostoliques préconisaient au IVe siècle qu’elles soient tournées vers l’orient. Et quand l’autel est à l’occident, comme à Saint-Pierre-de-Rome, l’officiant doit se tourner vers le levant et faire face au peuple.

Cette orientation corporelle de la prière n’est que le signe d’une orientation intérieure. […] Le prêtre n’invite-t-il pas le peuple de Dieu à le suivre au début de la grande prière eucharistique en disant : “Élevons notre cœur”, ce à quoi le peuple lui répond : “Nous le tournons vers le Seigneur” ?

En tant que préfet de la Congrégation pour le Culte divin et la discipline des sacrements, je tiens une nouvelle fois à rappeler que la célébration “versus orientem” est autorisée par les rubriques du Missel car elle est de tradition apostolique. Il n’est pas besoin d’autorisation particulière pour célébrer ainsi, peuple et prêtre, tournés vers le Seigneur. Si matériellement il n’est pas possible de célébrer “ad orientem”, il faut nécessairement poser une croix sur l’autel, bien en vue, comme point de référence pour tous. Le Christ en croix est l’Orient chrétien.

“SI DIEU LE VEUT, LA RÉFORME DE LA RÉFORME SE FERA” (par. 257)

Je refuse que nous occupions notre temps en opposant une liturgie à une autre, ou le rite de saint Pie V à celui du bienheureux Paul VI. Mais il s’agit d’entrer dans le grand silence de la liturgie ; il faut savoir se laisser enrichir par toutes les formes liturgiques latines ou orientales qui privilégient le silence. Sans cet esprit contemplatif, la liturgie demeurera une occasion de déchirements haineux et d’affrontements idéologiques au lieu d’être le lieu de notre unité et de notre communion dans le Seigneur. Il est grand temps d’entrer dans ce silence liturgique, tourné vers le Seigneur, que le Concile a voulu restaurer.

Ce que je vais dire maintenant n’entre pas en contradiction avec ma soumission et mon obéissance à l’autorité suprême de l’Église. Je désire profondément et humblement servir Dieu, l’Église et le Saint-Père, avec dévotion, sincérité, et un attachement filial. Mais voici mon espérance : si Dieu le veut, quand Il le voudra et comme Il le voudra, en liturgie, la réforme de la réforme se fera. Malgré les grincements de dents, elle adviendra, car il en va de l’avenir de l’Église.

Abîmer la liturgie, c’est abîmer notre rapport à Dieu et l’expression concrète de notre foi chrétienne. La Parole de Dieu et l’enseignement doctrinal de l’Église sont encore entendus, mais les âmes qui désirent se tourner vers Dieu, lui offrir le véritable sacrifice de louange et l’adorer, ne sont plus saisies par des liturgies trop horizontales, anthropocentriques et festives, ressemblant souvent à des événements culturels bruyants et vulgaires. Les médias ont totalement envahi et transformé en spectacle le Saint Sacrifice de la messe, mémorial de la mort de Jésus sur la croix pour le salut de nos âmes. Le sens du mystère disparaît par des changements, des adaptations permanentes, décidés de façon autonome et individuelle pour séduire nos mentalités modernes profanatrices, marquées par le péché, le sécularisme, le relativisme et le refus de Dieu.

Dans beaucoup de pays occidentaux, nous voyons les pauvres quitter l’Église catholique, car celle-ci a été prise d’assaut par des personnes mal intentionnées qui font figure d’intellectuels et qui méprisent les petits et les pauvres. Voilà ce que le Saint-Père doit dénoncer haut et fort. Car une Église sans les pauvres n’est plus l’Église, mais un simple “club”. Aujourd’hui, en Occident, combien de temples vides, fermés, détruits ou transformés en structures profanes au mépris de leur sacralité et de leur destination originelle. Pourtant, je sais combien sont nombreux les prêtres et les fidèles qui vivent avec un zèle extraordinaire leur foi et se battent quotidiennement pour préserver et enrichir les maisons de Dieu.

Robert Sarah avec Nicolas Diat, “La force du silence. Contre la dictature du bruit”, Fayard, Paris, 2016.

Related Articles