Si aujourd’hui on ausculte avec attention le monde enseignant sur le thème de l’invasion des universités par la masse des reçus au baccalauréat devenu « une salle des pas perdus », on constate que de plus en plus de professeurs prennent conscience des effets pervers du poids du nombre sur la qualité de l’enseignement inéluctablement tirée vers le bas. Par obsession idéologique de nos élites toutes marquées au fer rouge de l’égalitarisme, l’ancestral « bac » n’assure plus aucune sélection et déverse dans les universités des cohortes de jeunes qui entrent dans les études supérieures à la suite d’un très puissant malentendu.
Ce quiproquo de grande ampleur aux conséquences incalculables pour la qualité des ressources humaines de la République et la sécurité du pays se lit déjà dans la vieille origine très élitiste du mot baccalauréat. Issu de l’ancien français « bacheler », du latin médiéval « baccalarius » (jeune homme qui aspirait à devenir chevalier) et de « laureare » (couronne de lauriers), le « bac » était à la fois conçu pour sanctionner les études secondaires et considéré comme le premier grade universitaire. Aujourd’hui, sous l’effet de l’obsession de nivellement, l’examen toujours aussi populaire est devenu selon l’économiste historien Jacques Marseille décédé en 2010 un « monument d’hypocrisie » et un instrument « d’inégalité sociale ».
Un risque pour la sécurité du pays
Qui ne voit pas en effet que, favorisé par une longue suite ininterrompue de réformes confondant le laxisme et le manque de rigueur avec le progrès, le déferlement dans les facultés d’une meute d’étudiants aux dispositions pour les études intellectuelles très incertaines, recèle quelques grands effets pervers. Il donne à peu de frais l’illusion d’appartenir à une élite et tire la qualité universitaire vers le bas. Surtout, il fabrique de gros bataillons de frustrés, dont la rancœur aujourd’hui éventuellement manipulée par le radicalisme religieux proliférant dans les banlieues, constitue un terrible risque pour la sécurité du pays, encore aggravé par la faiblesse de l’emploi, lui-même résultat d’une vision très idéologique et sectaire des relations entre les chefs d’entreprise et leurs employés.
Alors qu’une jeune idéologue, héritière du nivellement opéré en mai 1968, tient les rênes compliquées de l’éducation nationale, tout ceci nous ramène à un vaste non dit que l’obsession égalitaire occulte : le poids incontournable du QI dans le succès ou l’échec du cursus scolaire que les idéologues s’obstinent à nier. Il n’y a que très peu d’intellectuels qui, dans le poids des mantras politiquement corrects, osent aborder ce sujet. L’Américain Charles Murray classé très à droite évoquait déjà la question dans « Real Education » (2009).
Apprendre la rigueur et l’humilité
Pour lui, en voulant forcer la réussite universitaire de ceux que l’étude et la recherche de la vérité n’intéressent pas, les systèmes éducatifs occidentaux outrepassent leurs rôles, perturbent les progrès des plus doués et se condamnent à l’échec par le poids du nombre. Un système éducatif dit-il doit seulement aider tout enfant à « devenir ce qu’il peut ». L’enseignement ne doit être ni trop long, ni trop spécialisé. Il doit apprendre la rigueur, l’humilité, l’analyse des données. Et seule l’élite doit accéder à l’université. On le voit, la charge était violemment à contre courant.
Simon Leys, décédé en 2014, pourfendeur du maoïsme forcené et aveugle des universitaires français des années 60 et 70, noyés dans les aberrations égalitaristes et dont un des biographes disait qu’il appartenait à cette espèce intellectuelle aujourd’hui menacée d’extinction que Nietzsche appelait « les esprits libres », avait livré ses réflexions sur l’éducation le 18 décembre 2005 dans un discours à l’Université catholique de Louvain qui venait de le faire Docteur honoris causa.
En exergue à ses idées qui renvoyaient à la difficulté de penser de manière indépendante dans le monde moderne, il citait Flaubert ardent défenseur de l’élitisme. Dans une de ses lettres à son ami Ivan Tourgueniev l’auteur de Madame Bovary expliquait : « J’ai toujours tâché de vivre dans une tour d’ivoire, mais une marée de merde en bat les murs à les faire crouler ». (voir l’excellente biographie de Gustave Flaubert par Michel Winock, Gallimard 2013).
Pour notre sinologue iconoclaste l’université, pour opérer efficacement devait se subordonner à 4 facteurs essentiels : 1) Une communauté de savants ; 2) Une bonne bibliothèque ; 3) Des étudiants (dont il dit qu’ils sont « un élément important mais pas indispensable ») on verra plus loin pourquoi ; 4) des ressources financières, dont il faut cependant veiller à ce qu’elles ne deviennent pas un but au lieu de ne rester qu’un moyen.
La communauté des savants
Pour illustrer l’importance de « la communauté des savants » – ce qui nous ramène à notre sujet du primat indispensable de l’indépendance d’esprit face aux idéologues et aux bureaucrates et par contrecoup face à la nouvelle ministre de l’éducation -, Leys cita un incident survenu en Angleterre il y a quelques années quand un « brillant et fringuant ministre de l’éducation venu visiter une grande et ancienne université » commença son laïus par : « Messieurs, comme vous êtes tous ici des employés de l’université… » ; Sur ce, il fut aussitôt interrompu par un vieux professeur : « Excusez moi Monsieur le Ministre, nous ne sommes pas des employés de l’Université, nous sommes l’Université ».
On ne saurait mieux dire. Il existe en effet des « employés de l’université », logisticiens, administrateurs, techniciens, comptables, financiers, bureaucrates. Ceux-ci ne dirigent pas les universitaires. Ils sont à leur service. On peut regretter qu’en France les universitaires libres d’esprit aient trop souvent abandonné leur indépendance d’esprit aux bureaucrates, aux idéologues et aux politiques.
Passons sur les 2ième et 4ième points (la bibliothèque et l’argent) dont l’importance est évidente, comme il est évident que la primauté de l’argent peut, si on n’y prendre garde, perturber l’indépendance académique de l’université.
Le troisième point (les étudiants) est intéressant car il renvoie au poids étouffant du nombre, résultat des démagogies ambiantes qui incitent à envoyer à l’université sans aucune sélection n’importe qui, sujet de cet article.
Leys raconte qu’il avait décidé de quitter l’université quand un recteur avait incité les professeurs à considérer les étudiants comme des « clients », allant jusqu’à autoriser des recalés pour plagiat à se présenter quand même aux examens. En France, les étudiants ne sont pas des « clients », l’université publique étant gratuite. Mais la dérive démagogique est la même, puisque le baccalauréat n’a plus aucune valeur sélective, un ancien ministre de l’éducation ayant même récemment glosé sur l’échec impossible à cet examen autrefois emblématique, au point que, dit-il, « pour rater le bac, il fallait en faire la demande ».
De l’égalité et de la démocratie
Ainsi l’exigence élitiste de l’Université, gage de qualité se trouve-t-elle puissamment affaiblie au nom des principes d’égalité et de démocratie. Mais, précise Simon Leys, et revoilà notre malentendu des origines, si l’exigence d’égalité est une noble aspiration dans sa sphère propre – qui est celle de la justice sociale et de la politique -, l’égalitarisme devient néfaste dans l’ordre de l’esprit où il n’a aucune place.
La démocratie est le seul système politique acceptable, mais précisément il n’a de pertinence qu’en politique. Hors de son domaine propre, elle est synonyme de mort : car la vérité n’est pas démocratique, ni le partage de l’intelligence, ni la beauté, ni l’amour. Une éducation vraiment démocratique serait une éducation qui formerait des hommes capables de maintenir la démocratie en politique ; mais dans son ordre à elle, qui est celui de la culture et du savoir, elle est implacablement aristocratique et élitiste.
Mais qui écoute Simon Leys ou Charles Murray aujourd’hui ?
Que voit-on en effet dans notre belle université française ? Chaque université présente tous les 4 ans son projet pédagogique. Le Ministère de tutelle peut le refuser voire fermer l’université, ce qu’évidemment il se gardera toujours de faire. A la rentrée de la 4ème année du cycle, les portes s’ouvrent en grand pour accueillir tous les étudiants qui souhaitent s’inscrire, bacheliers ou admis par équivalence, auditeurs libres, élèves étrangers etc. Cet afflux permet de demander davantage de postes d’enseignants lors de la présentation du projet pédagogique au printemps, renforçant les effectifs des syndicats, et peu importe que 3/4 des inscrits filent vers d’autres occupations avant la fin du 1er trimestre.
Quant à la distinction entre les professeurs qui devraient « être » l’Université et les personnels administratifs, elle n’existe plus depuis l’instauration des commissions paritaires par Edgar Faure où les professeurs, les administratifs qui comprennent le personnel d’entretien, et les étudiants ont le même nombre de voix. Même Lénine n’y avait pas pensé. Ainsi l’Université d’aujourd’hui, à l’instar de notre pays, a entièrement changé de visage. Et pourquoi en serait-il autrement ?
Evidemment cette vision des choses sera violemment condamnée par les thuriféraires de « l’excellence pour tous ». Devenu un slogan du ministère de l’éducation nationale, cette notion proche de l’oxymore qui spécule sur la contradiction entre l’exception qualitative et le poids du nombre renvoie au grand malentendu égalitaire, dans un monde où l’élitisme et la sélection sont présentés comme des idées rétrogrades et sectaires, ennemies du peuple.
Les menaces qui pèsent sur nous sont multiples. Certaines qui se nourrissent des modes d’action terroristes de l’Islam radical sont directes et bien identifiées. D’autres sont obliques et bouillonnent sous la surface. En galvaudant par idéologie le beau principe républicain de l’égalité des chances devenu l’illusion de l’interchangeabilité de tous, les doctrinaires idéalistes fabriquent des légions de frustrés dont l’insatisfaction devient, avec d’autres, l’un des terreaux, dont se nourrissent les ennemis de la France à partir des entrailles même du pays.