Bal(l)ades irlandaises” d’ Alain Sanders

Cette Irlande qui nous envoûte…

« Ils n’ont rien dans leur arsenal impérial tout entier qui puisse briser l’esprit d’un Irlandais si celui-ci ne veut pas être brisé » : cette phrase célèbre de Bobby Sands, mort au Maze le 5 mai 1981, après une grève de la faim de 66 jours, combien de fois m’est-elle revenue à l’esprit en lisant ce beau livre d’Alain Sanders ! Et combien de fois ai-je pu vérifier sa véracité. Car si, comme le suggère Pierre Joannon dans la préface de cet ouvrage ô combien rafraîchissant, il existe plusieurs Irlande, il est cependant une constante dans l’histoire de notre « île au trésor » : sa lutte permanente, qu’elle soit politique ou culturelle, contre l’appétit dévorant de John Bull, et l’incapacité de ce dernier, malgré des siècles d’acharnement, à dompter la verte Erin.

Avec amour et respect

L’Irlande, rappelle très justement Alain Sanders en avant-propos de son livre, c’est « un peuple. Accroché à sa terre, à sa foi, à ses traditions, à son identité ». Et l’« on ne parle pas de l’Irlande comme d’un autre pays. On en parle avec respect, avec amour ». Et ainsi en parle-t-il au fil de ces quelque 250 pages. Sous la plume de l’auteur, ce sont la magie et le charme irrésistible de cette île qui nous ensorcellent. L’histoire et la légende s’enlacent pour notre plus grand bonheur. Les fées et lesvleprechauns sortent un à un de leurs cachettes et font sous nos yeux émerveillés d’enfants une drôle de farandole. Oisín s’éprend de la jolie Niamh et quitte les rives du Loch Léin pour le royaume de Tír na nóg. Cúchulainn pourfend les guerriers de la reine de Connaught. Saint Patrick sillonne inlassablement l’Irlande, un trèfle à la main pour expliquer la sainte Trinité, prêchant avec tant d’ardeur qu’il enracinera pour toujours notre foi sur ce sol sacré. Sainte Brigitte façonne des croix avec les roseaux de la Shannon. Saint Brandan vogue vers le Nouveau Monde. Et les moines de Clonmacnoise, penchés sur leurs écritoires, copient manuscrit sur manuscrit jusqu’à en perdre la vue.

Tantôt bercé par la harpe d’O’Carolan, tantôt électrisé par le Highland Bagpipe des Mac Crimmons, le lecteur est entraîné dans un fabuleux voyage, de Galway la gaëlique au Dublin de Molly Malone en passant par l’impressionnant site mégalithique de Newgrange, les mythiques îles d’Aran ou bien encore le Connemara où, écrit Alain Sanders, « vous aurez envie de vous (…) installer pour la vie ». Et je le crois sans problème, tant ces paysages sauvages et magnifiques, épargnés par la surpopulation et ses nuisances, apparaissent au citadin que je suis comme une sorte de « terre promise ».

Génocide culturel…

Pourtant, même dans ce paradis terrestre, la menace n’est jamais bien loin. Cette identité, cette spécificité, cette exception irlandaises il aura fallu les protéger au fil des siècles contre les prédateurs de tous poils. Contre ces Hommes du Nord qui remontent la Shannon à bord de leurs drakkars et pillent les monastères. Mais surtout contre ces Anglais qui, à la différence des Vikings et des Normands – qui finiront par s’installer et s’assimiler –, refuseront non seulement de s’intégrer mais tenteront sans cesse d’imposer par la violence et la brutalité leurs us et coutumes à des Irlandais si jaloux de leur liberté. « En Irlande, rappelle très justement Alain Sanders,l’Angleterre a commis au cours des siècles un véritable génocide à la fois culturel et humain. Le miracle, c’est que les Irlandais – comme les Espagnols après plus de huit siècles d’occupation musulmane – aient su préserver un héritage homogène. Parce que, comme les Espagnols, ils surent conserver leur langue et leur foi. »

Et l’auteur de rappeler ces siècles d’oppression et d’acharnement. Les fameux Statuts de Kilkenny de 1366 qui interdisaient – outre les mariages entre Anglais et Irlandais, le port de la tenue traditionnelle, le hurling et bien d’autres traditions irlandaises – de parler le gaélique (auquel Alain Sanders consacre un passionnant chapitre). L’anglicisation forcenée après l’invasion de Cromwell. La destruction massive des écrits irlandais sous les Tudors… A force de crimes, de brimades et d’émigration forcée, les Anglais manqueront de peu leur objectif : en effet, écrit l’auteur, « on estime qu’en 1851 quelque 75 % des habitants d’Irlande ne parlaient pas – ou plus – irlandais ». Il aura fallu la résistance des O’Donovan, O’Curry, Baron, Davy et autres Pearse et surtout la proclamation d’indépendance de 1922 pour que le gaélique devienne la langue officielle de l’Etat libre irlandais et soit enseigné à l’école. « Aujourd’hui, écrit Sanders, si dans les zones de gaeltach (dans l’ouest du pays), le gaélique est pratiqué au quotidien, dans l’Est c’est l’anglais qui l’emporte. Mais, du fait du gaélique dès l’école primaire, près d’une moitié de la population irlandaise en a de solides notions. »

…Et génocide humain

Cette frénésie criminelle ne s’est pas limitée à la volonté d’effacer l’identité linguistique, religieuse et culturelle d’un peuple. Mais aussi le peuple lui-même. Ces « chiens de papistes (…) barbares et assoiffés de sang », comme les appelait Cromwell. Le bourreau de l’Irlande qui, en protestant fanatique, n’hésitera pas à leur écrire un jour, après avoir semé la désolation dans l’île et passé par le fil de l’épée des milliers d’hommes, femmes et enfants : « Vous appartenez à l’Antéchrist. Or l’Ecriture nous enseigne expressément que votre royaume sera gorgé de sang. (…) Vous boirez cette coupe jusqu’à la lie, jusqu’à la lie de la colère et de la furie de Dieu qui se déverseront sur vous ! »

Comme le rappelle Alain Sanders, il y eut le carnage de Drogheda, ville martyre où, en septembre 1649, les tueurs de Cromwell exécutèrent sans pitié aucune les défenseurs de la garnison qui s’était rendue et brûlèrent vive une partie de la population civile dans l’église St Peter’s (plus de 2 000 victimes). Mais il y eut aussi Wexford, quelques jours plus tard, où la garnison entière fut passée par le fil de l’épée ou noyée, les prêtres et religieux catholiques massacrés dans l’église, la ville mise à sac. De glorieux faits d’armes que Cromwell rapportera ainsi dans une lettre à John Bradshaw, président du Conseil d’Etat : « Nous ne fîmes aucun quartier puisque la veille nous avions demandé la reddition de la ville. » Une froideur et une simplicité qui ne sont pas sans rappeler les célèbres lettres de Westermann au Comité de salut public. La suite, rappelle Alain Sanders, ce sera l’Act of Settlement de 1652, qui dépossédera les Irlandais de leurs terres au profit des colons anglais.« L’enfer ou le Connaught ! », a retenu l’histoire : la mort immédiate pour les Irlandais catholiques qui refuseront de s’exiler dans cette zone aride et rocheuse de l’ouest du pays.

Il y eut l’Act of Settlement de 1652. Mais aussi le Test Act de 1673, qui ouvrit la chasse aux prêtres catholiques, imposa la fermeture des couvents et églises. Les exécutions de Mgr Talbot, puis de Mgr Plunkett. La sanglante et féroce répression contre les partisans de Jacques II… Le récit des crimes commis en Irlande par les Anglais pourrait noircir les pages de volumes entiers.

Quand elle n’usa pas de l’épée et du feu, Londres n’hésita pas à recourir à ces autres armes que sont la faim et la maladie. Et Alain Sanders, évoquant la fameuse Grande Famine de 1845-1848 qui causa la mort de près d’un million d’Irlandais et en poussa un million d’autres à l’exil vers les Etats-Unis, rappelle très justement :« Le parasite de la pomme de terre, certes. Mais aussi l’Angleterre qui considéra que cette famine allait éradiquer tout esprit de révolte. Les Anglais permirent ainsi l’exportation – sous la protection de ses troupes – des aliments produits en Irlande et qui auraient pu – qui auraient dû – être distribués à la population affamée. Ce n’est pas un hasard non plus si la région de Belfast et les protestants ne subirent pas la famine dans des conditions comparables à celles subies par l’Irlande catholique ».

Erin go Bragh !

« C’est l’injustice de l’ennemi qui arme le juste pour la défense de la justice », écrivait joliment saint Augustin. Et il n’est sans doute pas un combattant de l’IRA qui, épaulant son fusil en direction des sinistres Black and Tans, n’ait eu à l’esprit ces siècles d’oppression et de crimes. Au cours de ces belles bal(l)ades, se dressent ainsi les grandes figures de la résistance irlandaise. De Brian Bórû écrasant les Vikings à Clontarf à Bobby Sands l’insoumis en passant par Wolfe Tone, les héros de Pâques 1916 ou encore de la guerre d’Indépendance. Du petit peuple s’obstinant à parler le gaélique au roi Jacques II et ses combattants malheureux de la vallée de la Boyne.

Avec ce talent qu’on lui connaît, Alain Sanders réveille pour nous l’Irlande combattante, l’Irlande indomptable, l’Irlande éternelle. Et l’on retrouve dans ce livre les thèmes qui lui sont chers. L’histoire, bien sûr. Mais aussi la littérature, avec ces très belles pages qu’il consacre notamment à ces deux « monstres » littéraires que sont Yeats et Joyce. La musique et le chant, sans lesquels l’Irlande ne serait pas l’Irlande. Le cinéma et ses chefs-d’œuvre. La gastronomie… Le tout dans un ouvrage que l’on referme finalement à contrecœur mais qui ne vous quitte pas vraiment. Un peu comme ce pays magique : « On ne quitte jamais l’Irlande, rappelle en effet Sanders, car elle ne vous quitte jamais. Les hommes y sont debout. Les femmes y sont belles. Et l’on pourrait y passer sa vie à discerner ses quarante nuances de vert. »

(Pour Bobby, Francis, Raymond, Patsy, Joe, Martin, Kevin, Kieran, Thomas et Michael. Morts à Long Kesh entre mai et août 1981. Tiocfaidh ár lá !)

• Bal(l)ades irlandaises. Petit guide sentimental à l’Eire libre, par Alain Sanders, préface de Pierre Joannon, aux éditions Atelier Fol’fer, collection Go West. Prix : 25 euros franco.

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