La variabilité de Tout, adverbe, devant un mot féminin commençant par une consonne, constitue une singularité bien révélatrice de la résistance de l’usage, produit d’une histoire, à une « logique » grammaticale qui ne souffrirait pas d’exceptions.
Dans l’ancienne langue, qui traitait les mots selon leur nature, Tout employé adverbialement, mais considéré dans sa « nature » d’adjectif indéfini, s’accordait ordinairement avec l’adjectif qu’il modifiait.
À l’époque classique, cet ancien usage survit, mais se voit concurrencé par une tendance à l’invariabilité que les grammairiens s’efforcent de généraliser, non sans difficultés ni contradictions.
Dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694), il était dit : « En ce sens, Tout se décline lorsque l’adjectif qui le suit est féminin […] Quelques-uns cependant ne déclinent point Tout devant les adjectifs féminins qui commencent par une voyelle. » Le sentiment de l’Académie paraît donc être, à la fin du XVIIe siècle, que l’usage dominant oppose le masculin invariable tout, prononcé [tut] devant la voyelle et [tu] devant la consonne, au féminin variable toute-toutes, prononcé [tut] dans tous les cas, ce qui revient à dire que le e du féminin se fait entendre. Le problème devient alors : faut-il noter graphiquement cette marque du féminin ? Et, si oui, peut-on noter une variation de genre sans noter la variation de nombre ?
Dans les commentaires joints aux Remarques de Vaugelas publiées par elle en 1704, l’Académie établit la règle actuelle : « Il faut dire et écrire elles furent tout étonnées […] quoiqu’on demeure d’accord qu’il faut mettre toute et toutes devant les adjectifs qui commencent par une consonne : Cette femme est toute belle, ces étoffes sont toutes sales ».
Cette position est confirmée dans la deuxième édition (1718) et reprise ensuite par toutes les grammaires et tous les dictionnaires. Elle représente un sage compromis entre la « bizarrerie » de l’usage et la « logique » grammaticale puisque :
– elle pose l’invariabilité en règle ; la forme tout est étendue au féminin devant voyelle car la prononciation [tut] allant de soi, il n’est pas nécessaire de l’indiquer par -e ;
– elle juge cependant nécessaire de conserver la marque graphique de la prononciation d’usage [tut] devant consonne ;
– le féminin étant noté graphiquement, elle décide logiquement de noter aussi le pluriel éventuel.
Ce compromis était sans doute assez judicieux, puisqu’il a survécu au temps, et permet de prendre en compte la survivance effective d’un usage fort ancien dans la langue parlée d’aujourd’hui. Tout au plus peut-on noter, curieusement, et chez de bons auteurs, la marque du féminin devant voyelle : Elle en est toute étonnée, mais au singulier seulement, car on sent bien qu’au pluriel, la liaison ferait comprendre Elles en sont toutes étonnées comme Toutes en sont étonnées.