1. Nous regrettons de devoir nous dissocier du point de vue de la majorité exprimé aux points 2, 4 et 5 du dispositif de l’arrêt en l’espèce. Après mûre réflexion, nous pensons que, à présent que tout a été dit et écrit dans cet arrêt, à présent que les distinctions juridiques les plus subtiles ont été établies et que les cheveux les plus fins ont été coupés en quatre, ce qui est proposé revient ni plus ni moins à dire qu’une personne lourdement handicapée, qui est dans l’incapacité de communiquer ses souhaits quant à son état actuel, peut, sur la base de plusieurs affirmations contestables, être privée de deux composants essentiels au maintien de la vie, à savoir la nourriture et l’eau, et que de plus la Convention est inopérante face à cette réalité. Nous estimons non seulement que cette conclusion est effrayante mais de plus – et nous regrettons d’avoir à le dire – qu’elle équivaut à un pas en arrière dans le degré de protection que la Convention et la Cour ont jusqu’ici offerte aux personnes vulnérables.
2. Pour parvenir à la conclusion au paragraphe 112 de l’arrêt, la majorité commence par passer en revue les affaires dans lesquelles les organes de la Convention ont admis qu’un tiers puisse, dans des circonstances exceptionnelles, agir au nom et pour le compte d’une personne vulnérable, même si celle-ci n’avait pas expressément émis le souhait d’introduire une requête. La majorité déduit de cette jurisprudence qu’il existe deux critères principaux à appliquer à de telles affaires : le risque que les droits de la victime directe soient privés d’une protection effective et l’absence de conflit d’intérêts entre la victime et le requérant (paragraphe 102 de l’arrêt). Tout en souscrivant à ces deux critères en tant que tels, nous sommes en complet désaccord avec la façon dont la majorité les applique dans les circonstances particulières de l’espèce.
En ce qui concerne le premier critère, il est vrai que les requérants peuvent invoquer l’article 2 pour leur propre compte, ce qu’ils ont fait. Toutefois, dès lors que la Cour a reconnu qualité à une organisation non-gouvernementale pour représenter une personne décédée (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, CEDH 2014), nous ne voyons aucune raison valable de ne pas suivre la même approche en ce qui concerne les requérants en l’espèce. En effet, en tant que parents proches de Vincent Lambert, ils ont même a fortiori une justification encore plus forte pour agir au nom de celui-ci devant la Cour.
Quant au second critère, la majorité, considérant que les décisions internes litigieuses se fondaient sur la certitude que Vincent Lambert n’aurait pas souhaité être maintenu en vie dans l’état dans lequel il se trouve à présent, juge qu’il n’est pas « établi qu’il y ait convergence d’intérêts entre ce qu’expriment les requérants et ce qu’aurait souhaité Vincent Lambert » (paragraphe 104 de l’arrêt). Or cette affirmation serait exacte seulement si – et dans la mesure où – les requérants alléguaient une violation du droit de Vincent Lambert à l’autonomie personnelle en vertu de l’article 8 de la Convention, qui, selon la jurisprudence de la Cour, comprend le droit d’un individu de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin (Haas c. Suisse, no 31322/07, § 51, CEDH 2011). Toutefois, si les requérants invoquent bien l’article 8, ils le font dans un contexte complètement différent : c’est l’intégrité physique de Vincent Lambert, et non son autonomie personnelle, qu’ils cherchent à défendre devant la Cour. Les principaux griefs qu’ils soulèvent pour le compte de Vincent Lambert sont fondés sur les articles 2 et 3 de la Convention. Au contraire de l’article 8, qui protège un éventail extrêmement large d’actions humaines fondées sur des choix personnels et allant dans diverses directions, les articles 2 et 3 de la Convention sont clairement unidirectionnels, en ce qu’ils n’impliquent aucun aspect négatif. L’article 2 protège le droit à la vie mais non le droit de mourir (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, §§ 39-40, CEDH 2002‑III). De même, l’article 3 garantit un droit positif de ne pas être soumis à de mauvais traitements, mais aucun « droit » quelconque à renoncer à ce droit et à être, par exemple, battu, torturé ou affamé jusqu’à la mort. Pour dire les choses simplement, les articles 2 et 3 sont des « voies à sens unique ». Le droit de ne pas être affamé jusqu’à la mort étant le seul droit que Vincent Lambert lui-même aurait pu valablement revendiquer sous l’angle des articles 2 et 3, nous ne voyons pas en quoi il est logiquement possible de conclure à l’absence de « convergence d’intérêts » entre lui et les requérants en l’espèce, ou même d’avoir le moindre doute à cet égard.
Dans ces conditions, nous sommes convaincus que les requérants avaient bien qualité pour agir au nom et pour le compte de Vincent Lambert, et que leurs différents griefs auraient dû être déclarés compatibles ratione personae avec les dispositions de la Convention.
3. Nous voudrions préciser d’emblée que, s’il s’était agi d’une affaire où la personne en question (Vincent Lambert en l’espèce) avait expressément émis le souhait qu’il lui soit permis de ne pas continuer de vivre en raison de son lourd handicap physique et de la souffrance associée, ou qui, au vu de la situation, aurait clairement refusé toute nourriture et boisson, nous n’aurions eu aucune objection à l’arrêt ou la non-mise en place de l’alimentation et de l’hydratation dès lors que la législation interne le prévoyait (et sous réserve, dans tous les cas, du droit des membres du corps médical de refuser de participer à cette procédure pour des motifs d’objection de conscience). On peut ne pas être d’accord avec une telle loi, mais en pareil cas deux droits protégés par la Convention se trouvent pour ainsi dire opposés l’un à l’autre : d’une part le droit à la vie (avec l’obligation correspondante pour l’État de protéger la vie) – article 2 – et, d’autre part, le droit à l’autonomie personnelle, protégé par l’article 8. Face à un tel conflit, on peut être d’accord pour faire prévaloir le respect de « la dignité et de la liberté de l’homme » (souligné dans l’affaire Pretty c. Royaume-Uni, précitée, § 65). Mais telle n’est pas la situation de Vincent Lambert.
4. Selon les éléments disponibles, Vincent Lambert se trouve dans un état végétatif chronique, en état de conscience minimale, voire inexistante. Toutefois, il n’est pas en état de mort cérébrale – il y a un dysfonctionnement à un niveau du cerveau mais pas à tous les niveaux. En fait, il peut respirer seul (sans l’aide d’un respirateur artificiel) et peut digérer la nourriture (la voie gastro-intestinale est intacte et fonctionne), mais il a des difficultés pour déglutir, c’est-à-dire pour faire progresser des aliments solides dans l’œsophage. Plus important, rien ne prouve, de manière concluante ou autre, qu’il ressente de la douleur (à distinguer de l’inconfort évident découlant du fait d’être en permanence alité ou dans un fauteuil roulant). Nous sommes particulièrement frappés par une considération développée par les requérants devant la Cour dans leurs observations du 16 octobre 2014 sur la recevabilité et le fond (paragraphes 51-52). Cette considération, qui n’est pas réellement contestée par le Gouvernement, est la suivante :
« La Cour doit savoir que [Vincent Lambert], comme toutes les personnes en état de conscience gravement altérée, est néanmoins susceptible d’être levé, habillé, placé dans un fauteuil, sorti de sa chambre. De nombreuses personnes dans un état similaire à celui de Monsieur Lambert, sont habituellement résidentes dans un établissement de soins spécialisé, et peuvent passer le week-end ou quelques vacances en famille (…). Et, précisément, leur alimentation entérale permet cette forme d’autonomie.
Le docteur Kariger avait d’ailleurs donné son accord en septembre 2012 pour que ses parents puissent emmener Monsieur Vincent Lambert en vacances dans le sud de la France. C’était six mois avant sa première décision de lui supprimer son alimentation… et alors que son état de santé n’avait pas changé ! »
Il ressort des éléments soumis à la Cour que l’alimentation par voie entérale occasionne une atteinte minimale à l’intégrité physique, ne cause aucune douleur au patient et, avec un peu d’entraînement, pareille alimentation peut être administrée par la famille ou les proches de M. Lambert (et les requérants se sont proposés pour le faire), même si la préparation alimentaire doit être élaborée dans une clinique ou dans un hôpital. En ce sens, l’alimentation et l’hydratation par voie entérale (indépendamment, pour le moment, du fait de savoir s’il convient de les désigner sous le terme « traitement » ou « soins », ou simplement « alimentation ») sont entièrement proportionnées à la situation dans laquelle Vincent Lambert se trouve. Dans ce contexte, nous ne comprenons pas, même après avoir entendu les plaidoiries dans cette affaire, pourquoi le transfert de Vincent Lambert dans une clinique spécialisée (la maison de santé Bethel[1]) où l’on pourrait s’occuper de lui (et donc soulager l’hôpital universitaire de Reims de ce devoir) a été bloqué par les autorités.
En d’autres termes, Vincent Lambert est vivant et l’on s’occupe de lui. Il est également nourri – et l’eau et la nourriture représentent deux éléments basiques essentiels au maintien de la vie et intimement liés à la dignité humaine. Ce lien intime a été affirmé à maintes reprises dans de nombreux documents internationaux[2]. Nous posons donc la question : qu’est-ce qui peut justifier qu’un État autorise un médecin (le docteur Kariger ou, depuis que celui-ci a démissionné et a quitté l’hôpital universitaire de Reims[3], un autre médecin), en l’occurrence non pas à « débrancher » Vincent Lambert (celui-ci n’est pas branché à une machine qui le maintiendrait artificiellement en vie) mais plutôt à cesser ou à s’abstenir de le nourrir et de l’hydrater, de manière à, en fait, l’affamer jusqu’à la mort ? Quelle est la raison impérieuse, dans les circonstances de l’espèce, qui empêche l’État d’intervenir pour protéger la vie ? Des considérations financières ? Aucune n’a été avancée en l’espèce. La douleur ressentie par Vincent Lambert ? Rien ne prouve qu’il souffre. Ou est-ce parce qu’il n’a plus d’utilité ou d’importance pour la société, et qu’en réalité il n’est plus une personne mais seulement une « vie biologique » ?
5. Ainsi que nous l’avons déjà souligné, il n’y a pas d’indications claires ou certaines concernant ce que Vincent Lambert souhaite (ou même souhaitait) réellement quant à la poursuite de l’alimentation et de l’hydratation dans la situation où il se trouve à présent. Certes, il était infirmier avant l’accident qui l’a réduit à son état actuel, mais il n’a jamais formulé aucune « directive anticipée » ni nommé une « personne de confiance » aux fins des diverses dispositions du code de la santé publique. Le Conseil d’État, dans sa décision du 24 juin 2014, a fait grand cas des conversations évidemment informelles que Vincent Lambert a eues avec son épouse (et, apparemment en une occasion, également avec son frère Joseph Lambert) et est parvenu à la conclusion que le docteur Kariger « ne peut être regardé comme ayant procédé à une interprétation inexacte des souhaits manifestés par le patient avant son accident »[4]. Or, pour des questions d’une telle gravité, il ne faut rien moins qu’une certitude absolue. Une « interprétation » a posteriori de ce que les personnes concernées peuvent avoir dit ou ne pas avoir dit des années auparavant (alors qu’elles étaient en parfaite santé) dans le cadre de conversations informelles expose clairement le système à de graves abus. Même si, aux fins du débat, on part du principe que Vincent Lambert avait bien exprimé son refus d’être maintenu dans un état de grande dépendance, pareille déclaration ne peut, à notre avis, offrir un degré suffisant de certitude concernant son souhait d’être privé de nourriture et d’eau. Comme les requérants le relèvent aux paragraphes 153- 154 de leurs observations – ce qui, encore une fois, n’a pas été nié ou contredit par le Gouvernement :
« Si réellement M. Vincent Lambert avait eu la volonté ferme de ne plus vivre, si réellement il avait « lâché » psychologiquement, si réellement il avait eu le désir profond de mourir, M. Vincent Lambert serait déjà, à l’heure actuelle, mort. Il n’aurait en effet pas tenu 31 jours sans alimentation (entre le premier arrêt de son alimentation, le 10 avril 2013, et la première ordonnance rendue par le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, le 11 mai 2013 ordonnant la remise en place de son alimentation) s’il n’avait pas trouvé en lui une force intérieure l’appelant à se battre pour rester en vie. Nul ne sait quelle est cette force de vie. Peut-être est-ce, inconsciemment, sa paternité et le désir de connaître sa fille ? Peut-être est-ce autre chose. Mais il est incontestable que, par ses actes, Monsieur Vincent Lambert a manifesté une force de vie qu’il ne serait pas acceptable d’occulter.
À l’inverse, tous les soignants de patients en état de conscience altérée le disent : une personne dans son état qui se laisse aller meurt en dix jours. Ici, sans manger, et avec une hydratation réduite à 500 ml par jour, il a survécu 31 jours. »
Toutefois, l’accent qui est mis sur la volonté ou les intentions présumées de Vincent Lambert détourne le débat d’une autre question importante, à savoir le fait qu’en vertu de la loi française applicable en l’espèce, c’est-à-dire au cas d’un patient inconscient et n’ayant pas rédigé de directives anticipées, la volonté de celui-ci et les points de vue ou souhaits de sa famille ne font que compléter l’analyse de ce que le médecin en charge perçoit comme une réalité médicale. En d’autres termes, les souhaits du patient ne sont en pareil cas absolument pas déterminants pour l’issue finale. Les trois critères prévus à l’article L. 1110-5 du code de la santé publique – c’est-à-dire les cas où les actes médicaux apparaissent inutiles, disproportionnés ou ayant pour seul effet le maintien artificiel de la vie – sont les seuls critères pertinents. Ainsi que l’a souligné le Conseil d’État, il faut prendre en compte les souhaits que le patient a pu exprimer et accorder une importance toute particulière à sa volonté (paragraphes 47 et 48 de l’arrêt) mais cette volonté n’est jamais déterminante. En d’autres termes, une fois que le médecin en charge a, comme en l’espèce, décidé que le troisième critère s’appliquait, les dés sont jetés et la procédure collective se résume pour l’essentiel à une simple formalité.
6. En aucun cas on ne peut dire que Vincent Lambert se trouve dans une situation « de fin de vie ». De manière regrettable, il se retrouvera bientôt dans cette situation lorsqu’on cessera ou qu’on s’abstiendra de le nourrir et de l’hydrater. Des personnes se trouvant dans une situation encore pire que celle de Vincent Lambert ne sont pas en stade terminal (sous réserve qu’ils ne souffrent pas en même temps d’une autre pathologie). Leur alimentation – qu’elle soit considérée comme un traitement ou comme des soins – a pour but de les maintenir en vie et, dès lors, demeure un moyen ordinaire de maintien de la vie qui doit en principe être poursuivi.
7. Les questions relatives à l’alimentation et à l’hydratation sont souvent qualifiées par le terme « artificiel », ce qui entraîne une confusion inutile, comme cela a été le cas en l’espèce. Toute forme d’alimentation – qu’il s’agisse de placer un biberon dans la bouche d’un bébé ou d’utiliser des couverts dans un réfectoire pour amener de la nourriture à sa bouche – est dans une certaine mesure artificielle, puisque l’ingestion de la nourriture passe par un intermédiaire. Mais dans le cas d’un patient se trouvant dans l’état de Vincent Lambert, la véritable question à se poser (dans le contexte des notions de proportionnalité et de caractère raisonnable qui découlent de la notion d’obligation positive de l’État au regard de l’article 2) est celle-ci : l’hydratation et l’alimentation produisent-elles un bénéfice pour le patient sans lui causer une douleur ou une souffrance indue ou une dépense excessive de ressources ? Dans l’affirmative, il y a une obligation positive de préserver la vie. Si la charge excède les bénéfices, alors l’obligation de l’État peut, dans des cas appropriés, cesser. Dans ce contexte, nous ajouterons en outre que la marge d’appréciation d’un État, évoquée au paragraphe 148 de l’arrêt, n’est pas illimitée et que, aussi large qu’elle puisse être, elle doit toujours être considérée à la lumière des valeurs qui sous-tendent la Convention, dont la principale est la valeur de la vie. La Cour a souvent déclaré que la Convention doit être lue comme un tout (un principe rappelé au paragraphe 142 de l’arrêt) et interprétée (et nous ajouterons appliquée) de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions et valeurs (voir, quoique dans des contextes différents, Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 48, CEDH 2005‑X ; et Austin et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 39692/09, 40713/09 et 41008/09, § 54, CEDH 2012). Pour évaluer cette marge d’appréciation dans les circonstances de l’espèce et la méthode choisie par les autorités françaises pour « mettre en balance » les intérêts concurrents en présence, la Cour aurait donc dû donner plus d’importance à la valeur de la vie. Il convient également de rappeler que nous ne sommes pas ici dans une situation où l’on peut légitimement dire qu’il peut y avoir certains doutes quant à l’existence d’une vie ou d’une « vie humaine » (comme dans les affaires traitant des questions de fertilité et impliquant des embryons humains c’est-à-dire touchant à la question de savoir « quand commence la vie humaine »). De même, il n’y a aucun doute en l’espèce que Vincent Lambert est vivant. À notre sens, toute personne se trouvant dans l’état de Vincent Lambert a une dignité humaine fondamentale et doit donc, conformément aux principes découlant de l’article 2, recevoir des soins ou un traitement ordinaires et proportionnés, ce qui inclut l’apport d’eau et de nourriture.
8. À l’instar des requérants, nous estimons que la loi en question manque de clarté[5] : sur ce qui constitue un traitement ordinaire et un traitement extraordinaire, sur ce qui constitue une obstination déraisonnable et, plus important, sur ce qui prolonge (ou maintient) la vie artificiellement. Certes, il appartient au premier chef aux juridictions internes d’interpréter et d’appliquer la loi, mais pour nous, il ressort clairement de la décision rendue le 24 juin 2014 par le Conseil d’État que celui-ci a adopté inconditionnellement l’interprétation donnée par M. Leonetti et en outre a traité de manière superficielle la question de la compatibilité du droit interne avec les articles 2 et 8 de la Convention (paragraphe 47 de l’arrêt), attachant de l’importance seulement au fait que « la procédure avait été respectée ». Certes, la Cour ne doit pas agir en tant que juridiction de quatrième instance et doit respecter le principe de subsidiarité, mais pas jusqu’à s’abstenir d’affirmer la valeur de la vie et la dignité inhérente même aux personnes qui sont dans un état végétatif, lourdement paralysées et dans l’incapacité de communiquer leurs souhaits à autrui.
9. Nous sommes d’accord sur le fait que, conceptuellement, une distinction légitime doit être établie entre l’euthanasie et le suicide assisté d’une part, et l’abstention thérapeutique d’autre part. Toutefois, eu égard à la manière dont le droit interne a été interprété et appliqué aux faits de l’espèce soumis à l’examen de la Cour, nous sommes en complet désaccord avec ce qui est dit au paragraphe 141 de l’arrêt. Cette affaire est une affaire d’euthanasie qui ne veut pas dire son nom. En principe, il n’est pas judicieux d’utiliser des adjectifs ou des adverbes forts dans des documents judiciaires, mais en l’espèce il est certainement extrêmement contradictoire pour le gouvernement défendeur de souligner que le droit français interdit l’euthanasie et que donc l’euthanasie n’entre pas en ligne de compte dans cette affaire. Nous ne pouvons être d’un autre avis dès lors que, manifestement, les critères de la loi Leonetti, tels qu’interprétés par la plus haute juridiction administrative, dans les cas où ils sont appliquées à une personne inconsciente et soumise à un « traitement » qui n’est pas réellement thérapeutique mais simplement une question de soins, ont en réalité pour résultat de précipiter un décès qui ne serait pas survenu autrement dans un avenir prévisible.
10. Le rapporteur public devant le Conseil d’État (paragraphes 31 et 122 de l’arrêt) aurait déclaré (citant les propos tenus par le ministre de la santé aux sénateurs qui examinaient le projet de loi Leonetti) que « [s]i le geste d’arrêter un traitement (…) entraîne la mort, l’intention du geste [n’est pas de tuer : elle est] de restituer à la mort son caractère naturel et de soulager. C’est particulièrement important pour les soignants, dont le rôle n’est pas de donner la mort ». Tant le Conseil d’État que la Cour ont accordé beaucoup d’importance à cette déclaration. Nous ne sommes pas de cet avis. Indépendamment du fait que, ainsi que nous l’avons déjà dit, rien ne prouve en l’espèce que M. Lambert ressent une quelconque souffrance, cette déclaration ne serait exacte que si une distinction était convenablement établie entre des soins (ou un traitement) ordinaires et des soins (ou un traitement) extraordinaires. Le fait d’alimenter une personne, même par voie entérale, est un acte de soins et si l’on cesse ou l’on s’abstient de lui fournir de l’eau et de la nourriture, la mort s’ensuit inévitablement (alors qu’elle ne s’ensuivrait pas autrement dans un futur prévisible). On peut ne pas avoir la volonté de donner la mort à la personne en question mais, en ayant la volonté d’accomplir l’action ou l’omission dont on sait que selon toutes probabilités elle conduira à cette mort, on a bien l’intention de tuer cette personne. Il s’agit bien là, après tout, de la notion d’intention positive indirecte, à savoir l’un des deux aspects de la notion de dol en droit pénal.
11. En 2010, pour célébrer son cinquantième anniversaire, la Cour a accepté le titre de Conscience de l’Europe en publiant un ouvrage ainsi intitulé. À supposer, aux fins du débat, qu’une institution, par opposition aux personnes composant cette institution, puisse avoir une conscience, pareille conscience doit non seulement être bien informée mais doit également se fonder sur de hautes valeurs morales ou éthiques. Ces valeurs devraient toujours être le phare qui nous guide, quelle que soit « l’ivraie juridique » pouvant être produite au cours du processus d’analyse d’une affaire. Il ne suffit pas de reconnaître, comme la Cour le fait au paragraphe 181 de l’arrêt, qu’une affaire « touche à des questions médicales, juridiques et éthiques de la plus grande complexité » ; il est de l’essence même d’une conscience, fondée sur la recta ratio, de permettre que les questions éthiques façonnent et guident le raisonnement juridique jusqu’à sa conclusion finale. C’est précisément cela, avoir une conscience. Nous regrettons que la Cour, avec cet arrêt, ait perdu le droit de porter le titre ci-dessus.
[1] Voir les observations du tiers intervenant, l’association Amréso-Bethel.
[2] Il suffit ici de renvoyer à l’Observation générale n° 12 et à l’Observation générale n° 15 du Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations unies, adoptées respectivement à ses vingtième et vingt-neuvième sessions.
[3] Voir les observations des requérants, § 164.
[4] Voir le septième paragraphe de cette décision, reproduit au paragraphe 50 de l’arrêt.
[5] Le paragraphe 56 y fait également allusion.
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