Thierry Bouclier, je l’ai vu débarquer un jour dans le Berry. Jeune avocat fiscaliste, il écrivait une biographie sur un géant du barreau, son grand aîné, l’avocat Jean-Louis Tixier-Vignancour, et il cherchait de la documentation sur les Comités T.V. mis en place lors de la campagne de l’élection présidentielle de 1965, et sur l’Alliance républicaine, qui prolongea un temps l’aventure. Quoique très jeune, notre juriste avait déjà publié plusieurs livres, en particulier des ouvrages de droit.
Cette biographie de Tixier-Vignancour (alias T.V.), parue en 2003, a révélé son talent à raconter la vie des autres, et ce livre fut suivi de plusieurs autres, qui alliaient fluidité de l’écriture et rigueur de l’information (déformation professionnelle du juriste, sans doute ?). On pense notamment à son ouvrage sur Poujade, et aussi à sa biographie d’ADG, le fameux auteur de romans policiers de la « Série noire ».
Bouclier s’attaque aujourd’hui à Châteaubriant, le Châteaubriant avec un t, à ne pas confondre avec l’auteur des Mémoires d’outre-tombe. Alphonse de Châteaubriant obtint le prix Goncourt en 1911, avec Monsieur des Lourdines. Plusieurs de ses romans suivants eurent un grand succès, notamment La Brière (1923), du nom de cette curieuse zone humide, près de La Baule et Guérande. La Brière sera un énorme succès : il s’en vendra plus de 600 mille exemplaires. L’ouvrage continue à être réédité. Le cinéma, la bande dessinée se sont emparés du sujet. Bouclier nous rappelle que ce roman est à la fois une sorte de version locale de Roméo et Juliette, et une intrigue policière. Mais c’est aussi « une étude sociologique sur les dures conditions de vie dans le marais, sur l’isolement de ses habitants et leur fierté d’y vivre », écrit notre juriste biographe.
« Un imagier distrait perdu dans ses rêves »
Ce qui fascine, chez Châteaubriant, au-delà du talent, et de sa passion pour un monde qui était déjà en voie de disparition au début du XXe siècle, c’est l’itinéraire intellectuel de l’homme. Un itinéraire qui n’est pas banal, en effet, quoique emprunté par beaucoup d’autres écrivains et hommes politiques de son temps. Un itinéraire qui va le conduire du pacifisme communisant, au côté de son ami Romain Rolland, à la collaboration active, et même à une apologie du Führer, frisant l’idolâtrie (et le ridicule). Mais les contemporains de Châteaubriant le décrivent aussi comme un rêveur, une sorte d’hurluberlu, cumulant mysticisme chrétien et mysticisme national-socialiste. Du Moulin de Labarthète, par exemple, écrit qu’il lui « laissa l’impression d’un illuminé, d’un imagier distrait, perdu dans ses rêves ». Une vraie curiosité !
Le dreyfusard, pacifiste et antimilitariste, ami des hommes de lettres de la gauche la plus extrême, va se transformer en adepte du nouveau régime germanique, après trois voyages en Allemagne, et une rencontre avec Hitler en 1938. Il crée l’hebdomadaire La Gerbe, en 1940, qui sut attirer beaucoup d’excellentes plumes, car sa dimension artistique et littéraire était importante. Et Thierry Bouclier rappelle qu’un Charles Dullin ou un Jean-Louis Barrault, un Jean Cocteau ou un Jean Giono furent de cette aventure.
La haine d’un combat fratricide
On peut reprocher beaucoup de choses à Châteaubriant, mais certainement pas « qu’en collaborant il ait cédé à une mode ou à l’attrait de l’argent », écrit l’historien Henri Amouroux, en 1998, dans sa fameuse Grande Histoire des Français sous l’Occupation. Car cette « collaboration », il l’avait préconisée dès 1914. Il fait partie de cette large cohorte d’hommes de gauche, de l’extrême gauche, ou issus de cette mouvance, « chez qui la haine d’un combat fratricide l’emporte sur la haine de l’ennemi héréditaire ». Mais La Gerbe des forces – le récit ébloui, publié en 1937, de ses séjours en Allemagne – lui vaudra le qualificatif de traître. Il faut dire que ses envolées lyriques sur Hitler : « Oui, Hitler est bon, regardez-le au milieu des enfants » et autres délires mystico-nazis ressemblent fâcheusement à l’aveuglement stalinien auquel nombre de nos intellectuels succomberont après la guerre, les Aragon, Eluard, etc., sans parler, plus tard, des passions castristes ou maoïstes.
Pendant toute l’Occupation, le destin de Châteaubriant est semblable à celui d’autres intellectuels : engagement politique du côté du PPF, soutien à la LVF, repli à Sigmaringen, clandestinité, condamnation à mort par contumace, ostracisme définitif. Lui choisira de s’installer à Kitzbühel, en Autriche, sous le nom d’Alfred Wolf. Il est mort en 1951. J’avais cherché sa tombe, un jour où le ski m’avait conduit dans cette charmante petite ville d’Autriche, mais ne l’avais pas trouvée. La biographie de Bouclier nous en donne une photo.
Le livre de Bouclier est précieux à plus d’un titre : Châteaubriant n’a donné lieu qu’à très peu d’études sur son œuvre, sur sa vie ; nous disposons maintenant d’une synthèse parfaite, ce qui en fait une vraie référence. D’autant que Châteaubriant reste un écrivain dont le style n’est pas désuet, et qui, dans ses romans, raconte des histoires fortes, quoique souvent assez sombres. Et parce qu’il reste un « maudit », l’ensemble de son œuvre continue à trouver son public. Il reste lu avec curiosité, avec intérêt, voire avec passion.
- Châteaubriant, par Thierry Bouclier, éd. Pardès, coll. « Qui suis-je ? », 2019, 12 euros.